[dropcap]«[/dropcap] Faire la Monte », voilà une expression qui parle à beaucoup de Millavois. La Monte, c’était l’Avenue de la République. Bien droite et large, propre et aérée, elle devint vite une promenade de prédilection pour les habitants de Millau. On montait et on descendait tous les soirs du Mandarous jusqu’à la barrière du chemin de fer, et d’après les usages, il ne fallait pas la dépasser, « c’était pas correct », ça faisait jaser.
A une époque où il n’y avait que peu de voitures, de six heures jusqu’à sept heures et demie, toute la jeunesse se rencontrait là. « On voyait des copains, on échangeait des idées… Et celui qui voulait passer en voiture se faisait conspuer », se souvient un ancien.
Parlant de cette Avenue de la République, Jules Artières et Camille Toulouse, nous donnent leurs impressions : « Il est de mode, pour tout bon Millavois, d’aller y faire plusieurs promenades après le dîner du soir, plusieurs “montes”, pour parler comme nos concitoyens. C’est pourquoi l’Avenue est parfois appelée La Monte tout court. Cette habitude d’aller “faire une monte” est plus curieuse qu’ancienne. Les étrangers à qui il est donné de voir, le soir, les gens se coudoyer et causer à haute voix où s’interpeller d’un groupe à l’autre, de voir les couples, bras dessus, bras dessous, aller plusieurs fois du Mandarous à la Barrière du chemin de fer, emportent un souvenir ineffaçable de la gaieté des Millavois ; il est vrai que nous touchons au Midi. » (« Millau, ses rues, ses places, ses monuments », 1924).
Dans les années 1950, certaines jeunes dames s’arrêtaient à hauteur du café Le Glacier. Celles qui allaient jusqu’à la barrière étaient souvent accompagnées. D’ailleurs on appelait l’Avenue de la Gare, « l’allée des soupirs », car c’était là où les amoureux se retrouvaient.
A quand remonte cette expression « Faire la Monte » ?
Peut-être bien à la naissance de l’avenue en 1746, en raison de la déclivité de la voie. La plus ancienne mention dans nos archives remonte au 22 août 1863, date à laquelle Jean Legros témoigne dans le journal « L’écho de la Dourbie » de ce qui allait s’appeler « faire la Monte » : « Chaque dimanche, de 5 à 7 heures du soir, un public nombreux de tout sexe, en habits de fête, s’agite et circule sur la route de Rodez. Chaque individu, cherchant à faire valoir les grâces de sa personne, se dandine, se manière, se grimace ou sourit selon l’exigence du cas. On monte, on descend, on se croise, on se salue, on se coudoie, on se heurte, et ce va-et-vient incessant, pareil aux vagues calmes de l’Océan Pacifique, fait apparaître dans un nuage de poussière une quantité de têtes plus ou moins gracieuses, nageant dans l’espace. » La poussière bien crayeuse de l’avenue nous rappelle le temps des routes avant qu’elles soient goudronnées.
Autrefois appelée « Avenue de Rodez », l’actuelle Avenue de la République fut baptisée « Boulevard de la République » en 1883. Elle devint sous Vichy en 1941 « avenue du Maréchal Pétain » pour reprendre son nom de la République en 1946.
Léon Roux (1858-1935) se souvient de la Monte de son enfance pour la Fête Dieu en 1870 : « Après le repas familial, les Millavois ne ressortiront pas pour aller faire une monte ? Le temps est beau, peut-être la monte sera-t-elle doublée, même triplée, du Mandarous au Crès, au-delà même des marronniers, car alors aucune barrière ne limitait les montes : le chemin de fer n’existait pas à Millau. » (Messager de Millau, 1932).
L’inauguration du chemin de fer pour la ligne de Béziers à Millau remonte au 19 mai 1874. Très tôt, cette grande artère s’est garnie de beaucoup d’immeubles, d’établissements publics ou privés, parmi lesquels « La Maison Universelle », fondée en 1890, par M. Raynal au numéro 6 de l’avenue, sur l’emplacement d’un café. La Monte fut, l’avenue des Banques. S’y sont trouvés : Crédit Lyonnais, Banque Villa, Banque Virenque, Comptoir d’Escompte, Crédit Agricole, Société Générale ; et enfin la plus haut placée, comme il se doit, la Banque de France, qui se fit construire un Hôtel, en 1902.
Parmi les quartiers relativement modernes de la ville, c’est celui qui tient le plus de place dans le folklore millavois, pour de multiples raisons : attrait d’une belle avenue ombragée, longue perspective plaisante à l’œil, occasions de rencontres utiles ou agréables, possibilité de musarder à son aise, même depuis que l’auto a cantonné les piétons sur des trottoirs, heureusement assez larges…
On pouvait encore contempler tout ce monde, s’ébattant sur les chaussées, jusque vers 1945-50, alors que l’automobile existait depuis plus d’un demi-siècle, et c’est seulement lorsque le flot envahissant de la circulation n’a vraiment plus permis de maintenir cette habitude qu’on s’est décidé à reléguer les piétons sur les trottoirs. On a fait la Monte semble-t-il jusqu’à la crise de la ganterie au début des années 1970.
Marc Parguel