Au terme d’un grand banquet qui les rassemble à Millau au mois d’octobre 1895, les vétérans locaux de la guerre de 1870-1871 émettent l’idée d’ériger un monument commémoratif en hommage aux soldats morts pour la Patrie. Ce projet fut vivement approuvé par l’opinion publique et reçut l’adhésion de tous les personnages marquants de l’Aveyron.
Un comité est formé et une souscription publique lancée. Appuyée de divers concours bénévoles, et notamment d’un concert donné par Emma Calvé, cette souscription rapporte 25 000 francs auxquels s’ajoute une subvention de l’Etat.
Cette somme permet de financer les travaux du sculpteur aveyronnais Denys Puech, aujourd’hui bien oublié, mais jadis illustre (on sait qu’il fut le sculpteur quasi officiel de la Troisième république et directeur de la Villa Médicis). Il conçoit une statue représentant une jeune femme énergique symbolisant Millau (appelée souvent à tort, « la Marianne ») mesurant 2m35 de hauteur et d’un poids de 4500 kilos. C’est l’œuvre capitale du Monument, qui tient dans un seul bloc de marbre de Carrare. La colonne entière à 5m70 et le génie 1m50, ce qui donne au Monument une hauteur totale de plus de 10 mètres.
Jules Artières nous donne la description de ce monument dans ses Annales (1900) : « La statue est installée contre une colonne de style corinthien avec chapiteau admirablement fouillé ; les deux parties du fût sont raccordées par des palmes latérales maintenues par une écharpe qui dissimule le joint ; sur le chapiteau, un génie de bronze, aux ailes déployées, coiffé du casque gaulois que surmonte un coq symbolique, tient d’une main des couronnes, de l’autre montre l’horizon, semblant annoncer de futures revanches.
Le piédestal, en pierre d’Echaillon, forme à l’œuvre sculpturale une base harmonieuse. La plateforme, formant trottoir, est en pierre de Sauclières. L’écusson en bronze de la ville de Millau sort des ateliers de Barbedienne. Sur les faces latérales sont gravés les noms des soldats morts en 1870. Sur la face antérieure est gravée l’inscription suivante :
A ses enfants
Morts pour la patrie
Millau
A élevé ce monument
De Piété, de Gloire et d’Espérance »
On sait que le poète des « Trophées », Hérédia, et le grand érudit Gaston Paris, qui comptaient au nombre des hautes relations de Denys Puech se donnèrent la peine (si l’on peut dire) de rédiger en collaboration ces cinq lignes d’inscription.
Le monument patriotique fut inauguré, sur un Mandarous noir de monde, en présence du sous-secrétaire d’Etat aux travaux publics Delpuech le dimanche 24 octobre 1897 dans le cadre de grandes festivités qui comprennent un service religieux, une illumination nocturne et un concours musical.
Ce nouveau monument devint aussitôt la gloire du Mandarous et même de Millau. Il fut aussi le point de ralliement commode pour tous, et en particulier pour les cireurs de bottes, les « missards » et autres gagne-petit qui travaillaient ou somnolaient sur son pourtour.
Pour mieux mettre en valeur cette œuvre d’art ou la garder à l’abri des gamins escaladant le piédestal et de toutes autres familiarités, on l’entoura, le 26 septembre 1903, d’une belle grille en fer forgé due au serrurier millavois Brengues.
La statue braquant son regard dans la direction de ligne bleue des Vosges ne manquait pas de caractère. Elle vit passer deux autres guerres, bien plus cruelles tout en continuant d’être la reine du Mandarous. Mais, la place qui était jusqu’ici vide devint de plus en plus animée.
Après la prolifération des vélos, les autos avaient fait leur bruyante apparition.
Aux anciens courriers qui se rangeaient devant l’Hôtel du Nord Foulquier, avaient succédé après la guerre de 14-18, les autobus de Vachin et Cie, alias la Saint Jeantaise et de quelques autres entreprises.
Avec la circulation de plus en plus dense, on se fit à l’idée de déplacer le Monument commémoratif. Certains l’avaient suggéré dans les années 30, mais, chaque fois on avait reculé, soit devant la dépense, soit devant la crainte d’une réaction défavorable de l’opinion : ainsi, en septembre 1933, le 5, une proposition Perrin tendant à ce déplacement, puis le 26, la suggestion d’en « rétrécir la grille » avaient été successivement repoussées.
Certains avaient préconisé d’installer le Monument sur un côté du jardin de Gare (Malraux), en face du débouché de la rue Alfred Guibert (Indépendant Millavois, 16 septembre 1933).
C’est cette année-là, après un vote du conseil municipal du 5 septembre que le Mandarous se verra établir son premier rond-point, qui en réalité était plutôt ovale.
Du milieu de cet œuf (appellation que les Millavois, en général bien familiarisés avec Montpellier n’eurent aucune peine à adopter), on fit un jaillir un pylône sur lequel on accrocha une horloge à triple cadran qu’on appela « Valentine ».
Après la Seconde Guerre mondiale, la question se trouva posée à nouveau, on voulut dans un premier temps reculer le monument de quelques mètres, jusqu’au bord du trottoir puis le mettre au centre du Mandarous (Journal de Millau, 30 avril 1949). Même si le syndicat d’initiative applaudissait à cette idée, ce projet fut abandonné.
Toujours en 1949, Louis Balsan émit l’idée de déplacer le Mémorial de 1870 dans le haut du parc de la Victoire. Cette réflexion fit son chemin. Adoptée par la commission municipale des travaux, elle fut proposée au Conseil, le 26 octobre 1949. Après des débats houleux, à cause de la dépense, le transfert fut approuvé et on le fit en janvier 1950.
Désormais le Monument commémoratif, érigé à la gloire des héros vaincus, se trouve en place d’honneur dans un Parc « de la Victoire », mis en valeur dans une belle perspective qui semblait avoir été de longue date préparée à son intention.
Quant à la grille du monument, elle ne l’a pas suivi au parc, mais elle a trouvé un autre monument à préserver : le lavoir de l’Ayrolle.
Marc Parguel