L’affaire Roger Teisserenc, un crime sur le Larzac en 1936

Marc Parguel
Marc Parguel
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Nous sommes à trois kilomètres du Caylar en ce mardi 4 février 1936, au lieu dit « Terradouire » sur le Larzac. « Terradouire » c’est le nom d’une ferme désaffectée, proche de la nationale 9, qui n’était utilisée que pendant les mois d’été pour abriter les troupeaux transhumants. Elle a été rasée depuis.

Il est midi. Deux jeunes gens font signe au bord la route nationale entre le Caylar et l’Hospitalet, pour indiquer que leur moto est en panne. Il s’agit d’un nommé Marcel Lavaux (17 ans) et Gabriel Condat (15 ans).

M. Cortade, ingénieur des Ponts et Chaussées, employé des usines « Sorgues et Tarn » fut le premier à s’arrêter, mais quand les deux jeunes hommes lui demandèrent de les suivre dans la bergerie pour dépanner leur moto, celui-ci refusa et préféra leur jeter une clef anglaise. Il fut bien inspiré.

Peu après, M. Roger Teisserenc, un autre ingénieur qui se rendait lui aussi à St Affrique chez « Sorgues et Tarn », prompt à rendre service, s’arrêta, descendit de son siège, prit une clef dans son coffre et suivit les jeunes jusqu’à la moto qui était dans la bergerie. Là, il remit la clef au nommé Lavaux qui la fit passer à Condat. Ce dernier fit semblant de réparer la motocyclette et de démonter une bougie. Roger Teissereinc quelques instants après prit la clef des mains de Condat et se pencha à son tour sur la moto. Marcel Lavaux qui se tenait derrière l’automobiliste sort de sa poche un pistolet et tire à bout portant deux balles dans la nuque du bon samaritain.

Roger Teisserenc s’effondre. Leur crime accompli, après s’être emparé d’une somme de 900 francs que portait la victime, ils avaient décidé de jeter son corps dans la citerne de la ferme de « Terradouire », mais ils avaient abandonné leur projet, de peur d’être vus soit par des bergers, soit encore par des automobilistes. Ils laissèrent donc le corps gisant dans la ferme de Terradouire, après l’avoir traîné près d’un tas de fumier, et prirent la direction de Montpellier, Arles et Marseille. Ils couchèrent dans la voiture près de Toulon et, le lendemain, repartirent en direction de Grasse, où s’est terminée leur randonnée.

Car, à Grasse, comme le rappelle le journal de l’époque : «  les gendarmes s’étant approchés de la voiture pour vérifier le permis de conduire, les deux jeunes gens prirent la fuite. Le plus jeune, seul, fut attrapé ; c’est un nommé Gabriel Condat, né en janvier 1921, donc âgé de 15 ans, qui a fait des aveux complets. Son camarade, âgé de 17 ans, est activement recherché. » (Messager de Millau, samedi 8 février 1936).

Roger Teisserenc (1897-1936)

Mercredi 5 février, vers 10 heures du matin, les deux fils Soulages, propriétaires aux Menudes, petit hameau avoisinant, accompagnés d’un de leurs domestiques, s’étaient, en gardant leurs troupeaux, approchés de la Terradouïre. Le froid les obligea bientôt à s’abriter dans cette bergerie. On devine leur saisissement quand ils se trouvèrent devant un cadavre. Ne perdant pas une minute, ils se précipitèrent en direction de la Gruelle, ferme sise à quelque cinq cents mètres de là, d’où ils alertèrent par téléphone les autorités de La Cavalerie.

Au même moment, un berger M. Viala, de Lodève, qui amenait son troupeau à une lavogne, au bas de la côte dite « de la Taillade » après Gignac, découvrit « à quelques mètres de l’eau, une serviette bourrée, entourée de divers papiers. Le berger n’y toucha pas, se disant qu’elle appartenait à une personne qui, sans doute, s’était momentanément écartée. Le soir même, ramenant ses bêtes à la « lavogne », il revit la serviette et, cette fois, il la recueillit, l’emportant avec lui dans son domicile, à l’orée de la forêt. Le pauvre homme, vivant loin du monde, ne savait rien, à l’heure où, d’ailleurs, on venait à peine de l’apprendre, de l’assassinat perpétré au Larzac.
Mais le lendemain, il reçut la visite d’un de ses clients, boucher à Lodève, qui venait prendre livraison de quelques agneaux et brebis. Celui-ci apprit l’affreuse nouvelle et M. Viala montra alors à son visiteur la serviette qu’il avait trouvée. Un rapide examen permit à ces deux hommes de se rendre compte qu’il s’agissait bien de la serviette de M. Roger Teisserenc. Le boucher l’emporta avec lui et, dès son retour à Lodève, alla la remettre entre les mains de la gendarmerie. Celle-ci prescrivit immédiatement à celle de Gignac de faire des recherches près de la « lavogne » de M. Viala. Les gendarmes de Gignac exécutèrent cet ordre sans perdre une minute. Ce ne fut pas en vain, car les découvertes qu’ils firent complétèrent celles qu’avait faites le berger. Près de l’endroit où ce dernier avait recueilli la serviette, ils trouvèrent deux plaques de métal portant des réclames d’huiles industrielles. Un peu plus loin, des papiers froissés parmi lesquels une feuille blanche tachée de graisse et marquée au nom de M. Valette, charcutier à Gignac. Cet honorable commerçant fut interrogé, quelques instants après, sur la question de savoir s’il n’avait pas reçu, la veille, la visite de deux tout jeunes gens qui lui auraient acheté de la charcuterie. M. Valette se souvint alors qu’effectivement, le 4 février, vers les deux heures de l’après-midi, deux garçons étaient entrés dans sa boutique et avaient fait ample provision de différentes denrées. Ce pouvaient être les assassins de M. Roger Teisserenc.

Gignac est petit et bientôt le bruit courut dans le village que les criminels du Larzac y étaient passés. Un boulanger vint dire que les deux mêmes jeunes gens étaient venus chez lui acheter du pain. M. Guibal, cafetier, déclara que vers 2h. également deux jeunes hommes s’étaient installés dans son établissement pour y déjeuner. Il leur avait simplement servi à boire. Une demi-heure plus tard, ils reprenaient la voiture automobile qu’ils avaient laissée dans la rue et partirent vers Montpellier. On perd, de là, leurs traces, jusqu’au moment de leur arrestation. » (Messager de Millau, samedi 15 février 1936).

Les brigades de gendarmerie se rendirent à la ferme de Terradouire, le lendemain du crime à 17h, suivi du Parquet de Millau. Ils découvrirent près des lieux une cahute d’environ huit mètres carrés, complètement abandonnée. Les enquêteurs la visitèrent. Et voici ce qu’ils ont découvert.

Sur la partie intérieure de la porte s’étalait un placard d’environ 40 centimètres de largeur, peint au ripolin blanc, et qui portait les inscriptions suivantes, que nous donnons in extenso, parce qu’elles sont significatives :

Ta gueule
A bas les cognes
Souvenir de deux bandits :
Charlot et Miquey.

Entourant ces inscriptions, avaient été dessinés : au sommet, un trèfle à quatre feuilles, au milieu un cœur encerclé de deux poignards et deux révolvers. La moto abandonnée près de la victime, qui a été volée à Castres, porte à l’avant le numéro 6666 XV et à l’arrière le numéro 8680 BX. Les bandits avaient jugé cette région favorable à un mauvais coup en raison de son isolement.

Les pompes funèbres de Millau emportèrent le corps de la malheureuse victime le jeudi 6 février, et une autopsie fut pratiquée le même jour à 15 heures à l’Hôpital de Millau. M. Teisserenc a été abattu avec une sauvagerie déconcertante. Il avait reçu, presque à bout portant, trois balles en pleine figure et une dans la région lombaire. La tête avait éclaté et la matière cérébrale s’était complètement répandue dans le dos.

L’arrestation du deuxième criminel (Marcel Lavaux) se fit le lendemain 7 février à Marseille comme nous le rappelle le « Messager de Millau » : « Vendredi matin, trois inspecteurs de la Sûreté faisaient une tournée de contrôle dans les hôtels meublés du quartier du Tapis-Vert.
Arrivés dans la rue du même nom, vers 8h30, ils se faisaient présenter le livre des passagers d’un des hôtels qui s’y trouvent. Tout d’abord , ils ne remarquèrent rien d’anormal et ils s’apprêtaient à sortir quand leur attention fut miraculeusement attirée par un nom qui leur était complètement inconnu : Loupias Maurice, 18 ans.
– Mais, s’écria l’un deux, c’est la même initiale et c’est le même âge !
Ce fut un éclair de lumière. Sans perdre une seconde, les inspecteurs montaient à la chambre du singulier voyageur et frappaient à sa porte. Il fallait se méfier, car Lavaux, si c’était lui, était certainement en possession de l’arme avec laquelle il avait tué M. Roger Teisserenc, mais il fallait aussi procéder brutalement, c’est-à-dire poser une question précise et ne pas donner à l’inconnu le temps de se reprendre.
Celui-ci venait justement d’ouvrir.
Bonjour, Marcel Lavaux, lui jeta un des inspecteurs.
Interdit, le jeune homme recula.
– Alors, tu es Lavaux, continua le policier ?
– Oui, dit simplement l’apache.
Quelques instants après, Marcel Lavaux, qui, durant le trajet n’avait prononcé aucune parole, fait preuve d’aucun sentiment de regret, ou même de peur, était introduit devant M.Couplet, chef de la Sûreté. Là, il faisait les aveux les plus complets, venant confirmer ceux que Condat avait faits à Grasse. Avec volubilité, il racontait comment, avec son camarade, il avait dérobé à Castres une motocyclette dont ils s’étaient empressés de maquiller les numéros ; comment, avec cette machine, ils s’étaient transportés à Albi, où, pour se faire la main, ils avaient cambriolé un café ; comment ils avaient gagné la ferme de la Terradouïre, sur le plateau du Larzac, où M. Teisserenc avait été, par leurs soins, tué et volé ; comment, enfin, avec l’auto de leur victime, ils avaient pu rejoindre Grasse. Sur les ordres de M. Couplet, l’assassin était alors fouillé. On a trouvé sur lui la montre de sa victime et une somme de 499 francs. Une lettre, que Lavaux s’apprêtait à expédier à son père, a été décachetée. Elle contient des déclarations abominables. Dans cette lettre, le jeune bandit se désigne froidement comme l’un des assassins de l’Hospitalet, indique qu’il a cambriolé divers établissements et assure textuellement qu’il a pris la ferme résolution de ne plus vivre, désormais que de vols. On ne peut être d’un cynisme plus révoltant. » (Messager de Millau, 15 février 1936).

Tandis que les deux assassins sont conduits à la prison de Millau en attendant leur procès, on prépare les obsèques de la malheureuse victime.

Les obsèques ont lieu le samedi 8 février à Lodève, à 10 heures du matin, en présence d’une foule émue. Roger Teisserenc (38 ans), ingénieur à Lodève, concessionnaire des branchements de la Société Electrique Sorgue et Tarn. Il était marié depuis 1931 à Mireille Marie Jeanne Peyre de Fabrègues et était père de deux jeunes enfants.

Le 6 juin eut lieu la reconstitution du crime de la Terradouire, où Lavaux versa quelques larmes de repentir.

Un collaborateur du Figaro qui signe « Guermantes » écrit dans ce journal : « Nous avons devant nous un garçon de dix-sept ans qui a déclaré un jour : « Je veux vivre ma vie ; je veux être voleur et me procurer de l’argent ». Il a fait un premier cambriolage ; et puis il embauche un petit camarade de quinze ans, vole une motocyclette, simule une panne sur la route, arrête un automobiliste et lui tire un coup de révolver pendant que l’infortuné se penche sur la machine. « J’ai fermé les yeux pour tirer » avoue-t-il. Puis il les a ouverts, et comme l’homme n’était pas tombé, il a tiré un second coup. ,Cet aveu : « J’ai fermé les yeux », prouve du moins que ce n’est pas la brute complète, le criminel né, mais un garçon qui avait organisé une aventure au-dessus de ses forces et qui a dû se tendre pour l’accomplir. Julien Sorel se disait en regardant Mme de Raynal : « Si dans cinq minutes je n’ai pas pris la main de cette femme, je remonte dans ma chambre et je me tire un coup de pistolet ». Marcel Lavaux avait décidé, lui aussi, de « vivre sa vie ».
Il suivait sa décision, tout le prouve, jusqu’à ce petit complice qu’il s’était donné pour se donner à soi-même l’assurance de son autorité. Sur la route, il a peut-être encore hésité. Des automobilistes sont passés qu’il n’a pas appelés ou qui ne se sont pas arrêtés (ce n’était pas leur heure !) et devant l’homme baissé, il a encore hésité. Mais il a pensé à la décision et il a fermé les yeux. »

Le procès d’Assise eut lieu à Rodez les 8, 9, et 10 décembre 1936, on apprendra qu’avant le crime cinq automobilistes se sont arrêtés, mais que les jeunes vauriens n’osaient pas encore mettre à exécution leur plan prémédité. Tous deux sauvent leur tête à cause de leur jeune âge, mais sont condamnés à 20 ans pour Condat et aux travaux forcés à perpétuité pour Lavaux. Condat fait appel (Journal de l’Aveyron, 20 décembre 1936) et demande des circonstances atténuantes. Il ne bénéficiera que d’une dispense d’interdiction de séjour, peine accessoire.

Un monument à la mémoire de Roger Teisserenc est projeté, à l’initiative du docteur Mas, conseiller général de Lodève, une souscription est lancée comme nous le rappelle le Messager de Millau du 16 mai 1936 « afin de perpétuer l’émotion du Lodèvois et son horreur devant un pareil attentat ».

La croix érigée par souscription publique en bordure de la RN9 a été surélevée par la famille avec l’accord du Maire de Cornus et de la DDE pour être visible de l’autoroute A 75. Elle se trouve à quelques centaines de mètres du lieu du drame aux Infruts sur un terrain offert par la famille Crassous.

Marc Parguel

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