Millau-Vid. L’épée de Damoclès, à jamais dans son fourreau

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© gillesbertrand-photography.com

Le Sot ne se distingue pas vraiment de la petite route reliant Montredon à Pierrefiche. Prudence pour celui qui ne fréquente pas régulièrement ce coin de Larzac qui se déroule comme un grand drap de velours dans la plaine de Pierrefiche pour s’interrompre brutalement en cascade, dans un chaos de plis, de ravines et fissures couturées, dans l’impétueuse Dourbie. Il faut surveiller attentivement chacun des quatre embranchements reliant fermes et hameaux isolés, le Mas Razal et son petit panneau en bois, puis les carrefours des Mares, de Cavaliès et de La Resse. Et si vous tombez sur votre gauche, sur le calvaire de la plaine, le demi-tour s’impose, le Sot, c’est juste dans votre dos.

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La piste est poussiéreuse, il faut rouler au pas. Passé un petit dolmen guère plus gros qu’un camembert avachi, premier poulailler, des gallinacés en vadrouille, ça grouille, ce n’est pas Sigean, c’est apaisant. Au loin, de puissants cumulus moutonnent et s’accouplent sans vergogne dans un ciel d’un bleu pur, sans rature. Je cogne à la porte, je suis donc au Sot chez Françoise Maurand et Benoit Lejeune, éleveurs de volailles bio.

J’étais attendu comme on accueille le pèlerin trempé et transi, les lèvres gercées en méharée sur ce GR 71, ce chemin noir traversant la propriété, autour d’une table, d’un verre, du chaud, du froid et d’un beau bouquet composé d’une simple branche coupée d’un arbre fruitier.

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Françoise s’est assise à ma gauche, les jambes croisées, le pull noué sur les épaules. Depuis sa tendre enfance et aujourd’hui dans la vie de tous les jours, Françoise, c’est Gala, deux syllabes comme un grand bal, une farandole des champs, elle précise du tac au tac : « attention, cela n’a rien à voir avec cette garce de Gala », cette beauté russe qui fut la première amante de Paul Eluard puis la maîtresse du peintre Max Ernst et enfin l’égérie, la femme d’une vie du grand Dali.

Benoit, en face de moi, a posé ses deux coudes sur une table en marbre. Benoit, pour les lève-tôt du marché de Millau, c’est Benoit du Sot, installé sur la gauche de la place Foch, avec sa petite vitrine, ses poulets, ses pintades, plumés, allongés dans un sommeil éternel, ses petits sachets de gésiers que les grands-mères se disputent comme des perles de corail.

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Et puis il y a Titouan, le fiston, assis à califourchon sur ma droite, cheveux longs bouclés, look grimpeur redescendu d’un 7A, la mine réjouie, les épaules, les phalanges endolories, les mains encore dans la magnésie. Après avoir été technicien agricole spécialiste des dossiers subventions PAC à Bagnères de Luchon, lui et son chien Polka sont de retour.

Voilà le tableau est composé. Nous avons parlé. Du confinement, pas beaucoup… De cette installation sur le Larzac ? Oui bien sûr, de cette longue galère pour construire honorablement une entreprise agricole viable sur le Larzac. Faire face à toutes les incompréhensions. Essuyer les pires déceptions, se sentir ostracisé, se cacher les yeux brouillés lorsque les refus d’obtenir des terres s’accumulent en 2005 puis en 2010 bouchant leurs horizons de vie dans un Larzac communautaire pourtant épris de liberté.

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N’était-ce finalement qu’un mot galvaudé ? La colère n’est pas loin lorsqu’ils racontent une histoire que les onguents n’ont pas cicatrisée.

Gala et Benoit ne sont pas des paysans historiques de la lutte, mais ils ont chacun un lien charnel qui se croise et se noue en un solide nœud d’accastillage pour ce combat vaillant contre ce projet d’extension du camp militaire. La première à prendre la parole, c’est Gala : « j’avais 16 ans lors du second rassemblement. Ma mère me trouvait trop jeune, mon frère a été autorisé à manifester, pas moi ». En 1977, trois ans plus tard, à l’université, elle se politise, ses lectures, « La Gueule Ouverte » et « Charly Hebdo ». Cette année-là, elle verse symboliquement 100 francs dans une part pour le premier GFA. L’année suivante, elle s’assoit au premier rang lors de la fondation du comité de soutien de Saint-Affrique. Au labour du Pinel, elle chausse ses grandes bottes, à la manif de Tournemire elle brandit son porte-voix. Elle poursuit : « Tonton est élu (comprenez Mitterrand…), la lutte s’arrête et les terres sont à distribuer ». Mais pour autant, loin d’elle l’idée de s’installer agricultrice. Elle plaisante en ajoutant : « mais 18 ans plus tard, coucou, me revoilà ».

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Benoit, quant à lui, n’est pas un gars d’ici. Son accent le trahit : « je suis originaire de la banlieue parisienne. Mon père était ouvrier ajusteur, élu au conseil municipal de Maisons-Laffitte ». En 73 – 74, années des deux grands rassemblements sur le piton ruiniforme du Rajal del Gorp, Benoit est en CM2, en culottes courtes et loin de fredonner les chants de Graeme Allwright. Son rêve, c’est devenir paysan. Au lycée agricole on le taquine : « ah tu veux élever des chèvres sur le Larzac ?! ». Ce n’était pas si bien dire, car effectivement, BTS production animale en bandoulière, le cœur en chamade, il pose son baluchon à Saint-Affrique et découvre les contours complexes de cette tour de Babel, ces clans, ces chapelles. « La lutte, elle m’a été racontée par les Burguière chez qui je tondais les brebis. Je m’investis, j’adhère à la Confédération Paysanne et en 1999, je participe au démontage du Mac Do. Comme technicien agricole et tondeur de moutons, je connaissais beaucoup de monde, j’avais donc le profil pour reprendre la ferme du Sot ».

En mars 2000, Gala et Benoit passent main dans la main, la porte de cette fermette autrefois habitée par Iñaki Aranceta, encore actif aujourd’hui dans les réseaux de la gauche alternative. Sans bague au doigt, c’est le début d’un projet de vie, un élevage de volailles pour débuter sur 8 hectares, mais sans le savoir, le début des emmerdes, car les deux associés dans la vie comme dans les champs se font vite des ennemis en cherchant à comprendre comment fonctionne vraiment la redistribution des terres gérées par la SCTL. Benoit l’avoue : « je le sais, j’ai une grande gueule » et ajoute « mais pour moi, la règle, c’est la règle et un mode de fonctionnement, on doit le respecter ». Les deux paysans vont le payer en larmes et hernies discales dans cette danse de Kafka. C’est « Mic Mac sur le Larzac », ce gros gâteau qui ne se mange pas comme un gros Big Mac.

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Mais au-delà des vagues déferlantes essuyées par le couple, le GAEC Vol au Vent n’est pas épargné par les aléas du métier, deux grippes aviaires sans conséquences dramatiques, mais surtout une salmonelle en 2012 qui met l’exploitation et les deux exploitants sur le flanc. Un vendredi du mois d’août, le labo appelle : « vous êtes positifs à la salmo ». Benoit raconte : « nous venions d’obtenir enfin des terres et nous venions d’avoir une récolte de fou, 50 à 60 tonnes de céréales dans le silo et là tout s’écroule ». Dix-huit mois à l’arrêt, 1.300 poulets euthanasiés, sans oublier deux hernies discales, Benoit est au tapis, les deux oies Jacko et Touillou se sont tues, finies les jacasseries.

Le confinement dans tout cela, après tant de péripéties mises à plat comme un emplâtre pour soulager toutes les lombalgies qui n’arrivent jamais par mégarde, ce n’est qu’un joint de culasse qui claque. Les « GalaBen » sont des démerdards, des débrouillards, ils ont le jeu de clefs au complet dans le coffre et le cuir épais pour se protéger des vents mauvais. Passé le coup de feu, c’est le Larzac solidaire et son esprit de mobilisation qui reprend le dessus avec Paule et ses cabécous de Lamayou et Julien et ses pérails du Truel. En trio pour défendre leurs petits îlots, ils rencontrent le maire de Millau « et c’est en pleine réunion que nous avons appris que nous trois, nous pourrions avoir notre place au marché de Millau », précise Benoit.

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On fait un petit tour du proprio. Polka nous suit du museau. Le labo est propre comme une capsule Apollo. Benoit prend entre ses deux mains un coq sculpté et articulé, c’est la mascotte du Sot. Titouan reste dans l’embrasure de la porte, son épaisse chevelure irradiée par un soleil couchant, en décolleté, en robe du soir. Cette longue histoire tumultueuse et tortueuse, Titouan a grandi avec, aujourd’hui, il vit avec. Il en connait les tenants les aboutissants, d’autant plus qu’à son tour, il fera cette année acte de candidature pour espérer s’installer sur des terres en passe d’être libérées autour de la ferme de La Borie à un jet de caillou du Sot sur le chemin des Mares. Son projet : « avoir des terres pour un élevage de brebis, car avec les volailles seules, nous avons une épée de Damoclès. Nous pourrions ainsi créer un atelier brebis viande ». Il ajoute : « le pouvoir appartient à ceux qui possèdent la terre », le pouvoir d’être heureux ici, de toucher, respirer cette terre en liberté, en simplicité, l’épée de Damoclès dans son fourreau, à jamais.

Gilles Bertrand
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Texte et photographies réalisés à la ferme du Sot – Larzac – La Roque-Sainte-Marguerite, le samedi 18 avril 2020 au 33e jour du confinement.

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