Patrimoine millavois. Au coin du verre

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La bouteille et le verre sur l’angle des façades. (DR)

[dropcap]A[/dropcap] regarder l’appellation de nos vieilles rues millavoises, on peut constater qu’il en est certaines qui ont perdu à la fin du XIXe siècle leur nom originel  attribué depuis le Moyen-Age (XIIIe siècle). Ainsi en est-il du coin de verre (El Canto del Veire mentionné en 1350 « dans le quartier de la Capela où vivait une population qui travaillait dans les champs et les vignes des environs » (Louis Bernad (1914-1992). 

Le coin du verre se trouve au carrefour de la rue des Commandeurs et du Général Rey. A l’image du puits neuf (près de la rue du général Thilorier), du mûrier (derrière l’église Notre-Dame), du Voultre (l’arche), le verre est ici l’élément qui lui a donné son vocable.

Le verre (DR)
La bouteille (DR)

Rebaptisé en 1887, rue du Général Rey, la rue s’appelait autrefois donc Volte del Veyre (1525), plus tard Canto del Veyre, rue du Coin du verre, parce que, sur la maison qui fait coin entre cette rue et la rue des Commandeurs, est gravé dans la pierre un verre qui affecte la forme d’un verre à champagne, témoignage d’une taverne au dessous. En face du verre on peut voir encore la bouteille ; par contre l’original du verre qui était gravé dans la pierre ayant disparu lors d’une réfection de la façade, on a essayé de le reconstituer tant bien que mal.

De la taverne du Moyen Age au cabaret, il n’y a qu’un pas. Un cabaret dans lequel il y avait pas mal d’animations : « Audience du 17 juin 1859, cour d’assises de l’Aveyron. Le sieur Calvet Cyprien de Millau, est un ancien déporté de 1851, qui est doué, malheureusement pour lui, d’une grande force physique dont il abuse. Il a, d’ailleurs l’air hardi, l’allure vive et leste. Quand il a bu, c’est un homme dangereux ; à jeun, il est aussi doux et aussi paisible que qui que ce soit. Le 10 décembre dernier, il était dans un cabaret de Millau ; survient un sieur Fraysse, homme cassé, boiteux, mais assez tapageur. Calvet se targue de sa vigueur ; Fraysse répond que, s’il n’était pas boiteux, il mettrait à raison le matamore. De propos en propos, on arrive à une parole blessante pour la famille de l’accusé, que Fraysse se permet d’adresser à son adversaire. Aussitôt celui-ci riposte par un coup de poing. Les deux interlocuteurs s’élancent l’un sur l’autre et se portent des coups réciproquement. La bagarre augmente par la survenance d’autres personnes qui veulent y mettre fin : chaises, pelles, queues de billard, sont employées, et Fraysse qui, parmi beaucoup d’autres coups, en a reçu un très grave à la tête, est terrassé et bientôt couvert de sang. Pendant ce temps, le fils de Fraysse arrive et veut venger son père ; nouvelle lutte, nouveaux coups ; le père, que l’on a relevé, veut défendre son fils ; l’intervention de la police met enfin un terme à ces scènes de violence. Quelque temps après, le sieur Fraysse succombait à la blessure qu’il avait reçue à la tête. L’accusé a vainement cherché à se retrancher derrière l’excuse de la légitime défense. Ses mauvais antécédents ont plaidé contre lui. Déclaré coupable, avec circonstances atténuantes, il a été condamné à cinq années d’emprisonnement » (Echo de la Dourbie, 25 juin 1859).

La plaque émaillée apposée en 2002 (DR)

Il est heureux qu’à l’exemple d’autres villes du Midi : Lodève, Montpellier, Toulouse, etc., Millau a tenu à remettre en honneur la langue d’oc en faisant apposer dans les rues, sur les portes d’entrée du centre ancien, durant l’été 2002, des plaques d’acier émaillé, sur des voies débaptisées à la fin du XIXe siècle (1883-1887) qui évoquent les localisations médiévales.

Le nom de la rue ayant disparu, une plaque émaillée a été apposée où l’on peut lire « Carriera al Canton del Veire » (Au « coin » du Verre).                          «

Le grenadier Guillaume Alméras (1781-1852)

Guillaume Alméras s’installa comme boucher dans une maison à l’angle de la rue des Fasquets (qui n’était pas encore coupée par le boulevard Sadi-Carnot) et celle du Coin du verre. Le 2 août 1803, âgé de 22 ans, il fit partie des troupes appelées par le gouvernement pour servir la cause napoléonienne. Il quitta Millau pour n’y revenir qu’en avril 1814. Durant son long périple militaire, où il devint grenadier, il fit les campagnes d’Italie, ponctuée par de nombreuses et sanglantes batailles jusqu’en Calabre même où les Français furent faits prisonniers par les troupes anglaises.

Guillaume Alméras connut alors les prisons de Messine, de l’île de Malte et de Gibraltar. Puis les sinistres pontons de l’Angleterre.

Guillaume Alméras. Dessin de Pierre Mazars.

Il décrit les traitements barbares qu’il subit dans un livre de mémoires : « Lorsqu’il faisait beau temps, on nous renfermait dans le cachot ; lorsqu’il faisait mauvais, qu’il pleuvait ou neigeait, c’est alors qu’on nous faisait monter sur le pont. Dans la boue jusqu’aux chevilles, nous étions entassés les uns sur les autres, tous nus ».

Il fallut attendre avril 1814 et la déchéance de Napoléon, pour que Guillaume Alméras retrouve la France et Millau. 

Quand il retrouva sa maison à l’angle du coin du verre, sa femme ne voulut pas le reconnaître, tant les souffrances l’avaient défiguré. Alors retroussant la manche et lui montrant son bras droit : « Vois, lui dit-il, d’une voix presque étouffée par l’émotion, vois cette cicatrice, ne la reconnais-tu pas ? Ne te souviens-tu pas qu’un jour je me blessais à l’abattoir en abattant un bœuf ? ». Les deux époux tombèrent alors dans les bras l’un de l’autre. Guillaume Alméras repris sa profession de boucher, et il mourut dans sa maison d’habitation le 24 février 1852, d’une attaque d’apoplexie, à l’âge de 71 ans.

Camille Toulouse et Jules Artières mentionnaient le coin de verre, comme suit, en 1923 : « Cette maison a été restaurée récemment et le propriétaire a eu l’excellente idée de conserver et même de faire ressortir ce vieux souvenir local » (Millau, ses places, ses rues, ses monuments)

Casimir Aigouy

C’est en travaillant sur une maison du « coin de verre » que Casimir Aigouy  (1801- 1866) entrepreneur en bâtiment manqua perdre la vie. Ce fait nous est rapporté par le journal de l’époque : « Samedi dernier (27 juin 1846), le sieur Casimir Aigouy, entrepreneur de bâtiment, est tombé du premier étage d’une maison de la rue du Coin du Verre, dont il dirigeait les réparations. Dans sa chute, il a violemment heurté de la tête contre une pierre, qui lui a fait une profonde blessure. Immédiatement transporté chez lui, des soins intelligents lui ont été administrés, et il est aujourd’hui hors de danger » (L’Echo de la Dourbie, 4 juillet 1846)

Casimir Aigouy avait épousé Marie Alric et avait eu la joie d’unir sa fille Rose-Marie encore mineure, née le 4 février 1827, à un autre collègue du bâtiment, Pierre Coulon, tailleur de pierre, né le 6 septembre 1817.

Rétabli de sa chute, on le revit dans le journal « L’Echo de la Dourbie » faire sa publicité un an après son accident :

Publicité dans « L’Echo de la Dourbie » 24 juillet 1847.

C’est dans la rue voisine d’En Grailhe (Thilorier) que mourut Casimir Aigouy le 8 juillet 1866, à 5 heures du soir, il était âgé de 65 ans. Il a été enterré au cimetière du Cayrel, rue de l’Egalité, où sa tombe se présente d’une manière assez originale. Comme nous le rappellerait Georges Girard : « Ici, sur cet élégant tombeau, au-dessous de la croix pattée, et du nom « Famille Casimir Aigouy » figurant alignés et sculptés dans la pierre, on reconnaît en partant de gauche vers la droite : un ciseau à pierre, un marteau, un compas croisé avec une équerre, une truelle, tous outils utilisés par le maçon pour son travail » (Vieilles maisons, vieilles histoires, journal de Millau, D’Engraille à Thilorier, journal de Millau, 22 novembre 2007)

Vente d’un bien au Coin du Verre (Echo de la Dourbie, 5 juin 1847)

Ce changement de dénomination voulu par la municipalité en 1887, attrista bien des Millavois attachés à leurs vieux noms de rues, ainsi Léon Roux dans un article paru dans les colonnes de  l’Auvergnat de Paris, le 26 août 1933 nous fit part d’une supplique : « Aux vieux noms de rues qui restent encore, ne touchez pas, ne touchez plus, messieurs les conseillers. Ils nous rappellent le passé, dont, si obscur soit-il, nous avons quelques connaissances qui ne sont ni sans poésie ni sans enseignement, alors que de l’avenir, malgré les prophètes modernes, nous ne savons rien… rien. Et savoir, quel bonheur ! »

Marc Parguel

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