[dropcap]I[/dropcap]l fut un temps où les raccommodeurs de toutes sortes (de faïence ou de porcelaines, de pendules ou de montres) étaient légion à Millau. Mais parmi ceux qui faisaient le plus de bruit dans la ville lors de leurs passages, à l’instar des marchands de peaux de lapin, c’était les marchands de parapluies.
De ses souvenirs sur Millau au début du XXe siècle, Édouard Mouly aimait rappeler les cris émis par ces marchands appelés parapluijaïres : « Un raccommodeur de parapluies, grand, brun, la figure énergique, lançait d’une voix claironnante : « On raccommode les parapluies, la faïence et la porcelaine, verre, marbre et albâtre. » Et les « r » de sa phrase, surtout les trois derniers mots, roulaient comme une cascade de rochers. (Cris et rumeurs de la Rue, Alades, 1948). Avec son rude habit de velours, ses gros souliers ferrés et la mélodie rustique qu’il entonnait, on le voyait venir de loin. Il y avait aussi des gitanes qui sillonnaient les rues raccommodant parapluies et ombrelles.
Des raccommodeurs de faïences, Millau n’en manquait pas, comme nous le rappelleraient les registres d’Etat-Civil : Charbonnier Paul, 63 ans, raccommodeur de faïence est décédé boulevard Richard en juillet 1925 (L’Auvergnat de Paris, 18 juillet 1925) et des marchands de parapluies non plus : « On voit bien que le temps se met au vif, les vagabonds ou mendiants, chemineaux de la route, se rapprochent des villes ou des bourgades possédant une caserne pour se faire arrêter et se mettre ainsi à l’abri des intempéries. Hier, c’était le nomme Charron André, 34 ans, raccommodeur de parapluies, sans domicile, originaire de l’Ardèche, qui fut arrêté en ville pour vagabondage. » (Messager de Millau, 7 janvier 1911).
Comment se présentait-il ? Il portait toute sa marchandise dans une sorte de sac pendu en bandoulière, ressemblant ainsi, mais de très loin, à l’amour portant son carquois rempli de flèches. Il y avait là, dans ce « carquois », des parapluies neufs, des presque neufs et les vieux ; il y en avait de toutes les sortes, à tous les prix pour tous les goûts et de toutes les couleurs. Son activité ne se limitait pas à vendre, il raccommodait, car à cette époque, la vie était dure et l’on usait les parapluies jusqu’à la trame du tissu. Jusqu’au cœur du bois.
De nos jours, la modicité du prix des parapluies neufs les a mis à la portée de tous, mais autrefois, par économie, on ne jetait rien, tout se réparait. Aussi nos ancêtres les faisaient durer et le « parapluijaïre » devait se mettre à l’ouvrage. Il reprisait, rapiéçait, recouvrait, remplaçait les baleines cassées, etc. tout cela au détriment de sa cargaison, car il savait bien qu’oublié ou perdu, un parapluie rafistolé était toujours remis à son propriétaire.
Jusqu’au début du XXe siècle, seuls les gens riches possédaient des parapluies soignés et luxueux. Aussi attiraient-ils les convoitises : « Balmes Jean dit Catalou, âgé de 38 ans, né à Millau, chanteur ambulant, sans domicile, qui vola, dans l’antichambre de M. Aldebert, avoué les parapluies des clercs Vesin et Boyer, est condamné à 1 mois de prison. » (Tribunal correctionnel, audience du mercredi 26 janvier 1910, Messager de Millau, 29 janvier 1910).
Ceux vendus dans les rues, de fabrication et d’étoffe grossières, étaient lourds, mais durables.
Laissons Juliette Andrieu nous décrire l’un d’entre eux : « C’était un parapluie en cotonnade, couleur « bleu céleste ». Muni de fortes baleines arrimées à une canne à bout ferré, il était capable de servir, à l’occasion d’arme offensive aussi bien que défensive. Déployé, son envergure était telle qu’il pouvait protéger une famille entière. C’est pourquoi on l’appelait « parapluie de famille » et par extension « parapluie d’escouade ». (Figure du passé, le Parapluijaïre, journal de Millau, 10 mars 1978).
Par temps de pluie, il fleurissait sur toutes les carrioles et les promeneurs ne pouvaient échapper au marchand qui en courant criait : « Parapluie là, parapluie ! » et quand le soleil devenait ardent, il servait encore de parasol. Comme tous les parapluies du monde, il se déchirait, se cassait, se retournait par grand vent ou se perdait. Dans ce dernier cas, une seule chose à faire : le remplacer.
Pour cela « le parapluijaïre » y pourvoyait. Il sillonnait la campagne, en quête d’éventuels acheteurs, avec une demi-douzaine d’exemplaires reliés en faisceau, qu’il portait sur ses épaules. C’était cependant un métier peu rémunérateur, qui demandait de l’énergie, de la patience et parfois de la ruse. L’hiver, il réparait et vendait des parapluies, l’été, il vendait des ombrelles. Alors que le bronzage n’était pas encore à la mode, ces dames de la « belle époque » s’encombraient d’ombrelles non seulement pour préserver leur teint, mais aussi pour parfaire leur toilette.
De couleurs claires, peintes ou brodées, ces ombrelles s’épanouissaient et tournoyaient aux premiers rayons du soleil. Hélas elles étaient fragiles et pour réparer les accidents, on faisait souvent appel aux services du « Parapluijaïre ». C’était là sa terreur. Malgré toute son attention, il ne pouvait éviter de souligner son travail d’empreintes digitales, souvent indélébiles, et les reproches qu’il encourait lui donnaient des sueurs froides.
C’est vers 1860 que le métier de marchand de parapluies était le plus en vogue chez les émigrants d’Auvergne et, plus particulièrement du Cantal. À Millau, l’un des plus connus à cette époque était un certain M. Barbier, dont le fils Jacques manqua se noyer en voulant traverser à la nage la rivière du Tarn aux Ondes en juillet 1852.
Quand les paysans avaient bien vendu à la foire ou touché quelque acompte sur leurs produits, ils ne lésinaient pas trop pour s’en procurer un neuf. Il servait aussi, souvent au berger, quand l’orage menaçait. Ce dernier emportait avec lui ce parapluie immense, fabriqué avec une grosse toile bleue qui ne laissait pas passer une seule goutte de pluie, mais qui mettait plusieurs jours à sécher.
À l’époque de grande consommation que nous connaissons, on ne raccommode plus les parapluies, on jette et on change. Aussi, le « Parapluijaïre » a disparu. Disparu le « parapluie de famille », disparues ces ombrelles pimpantes ou précieuses ! Devenus objets de musée ou de collections, vous ne pourrez les contempler que dans des brocantes, des musées ou lors de reconstitutions de fêtes folkloriques.
Marc Parguel