Patrimoine Millavois. La rue Élise Arnal Sabde

Marc Parguel
Marc Parguel
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Au 8 rue Élise, Arnal Sabde, une tête de femme aux cheveux tressés et avec un foulard, semble veiller. © Marc Parguel

[dropcap]L[/dropcap]a rue Élise Arnal Sabde part de la rue du Sacré-Cœur et rejoint la rue de la Fraternité. D’une longueur de 95 mètres avec une largeur variant de 3 à 5 mètres, elle longe le côté droit de l’église, et par un angle droit, rejoint la rue de la Fraternité. Depuis sa création à la fin du XIXe siècle au 22 septembre 1944, elle porta le nom de « Traverse du Sacré-Cœur ».

L’église du Sacré-Cœur et la rue Élise Arnal Sabde qui la longe sur sa droite (années 1940). © Marc Parguel

C’est la construction de l’église qui la fit naître dans l’alignement de l’édifice. Elle se situait dans le quartier dit « des Ouliès », ce nom fut donné autrefois à la rue de la Fraternité longue de 350 mètres qui mène de la place de la Fraternité à l’avenue Jean Jaurès. Jules Artières nous le rappelle dans son ouvrage « Millau à travers les siècles » : « Son ancienne désignation de rue des Ouliès était autrement significative que l’actuelle ; d’ailleurs, la volonté populaire, plus forte que les décisions administratives, appelle encore ce quartier lous Ouliès.

Rue du Sacré-Cœur et rue Elise Arnal Sabde sur la droite. © Marc Parguel

Tout le monde sait qu’en rouergat une oule est une marmite de terre. Dans le quartier où nous sommes, que les vieux actes nomment Lou Barry de la Peyre ou des Ouliès, il y avait effectivement des potiers de terre ». D’ailleurs par décision municipale (25 juin 1943), la rue de la Fraternité reprendra son nom de « rue des Ouliès » jusqu’en 1947 où le nom de rue de Fraternité lui fut redonné.

La rue du Sacré-Cœur qui ne portait pas encore ce nom, n’était qu’un chemin que les Millavois appelaient « Traverse des Ouliès » et qui partait de la Tine et longeant des jardins rejoignait la rue de la Fraternité alors appelée « Rue des Ouliès ».

© Marc Parguel

Cette rue était très animée. Parfois il s’y passait des mésaventures. En 1887, « Le nommé Tel, Philibert, journalier, rue des Oliers, à Millau, avait une charrette à deux roues, en bois de hêtre peinte en bleu qu’il laissait tous les soirs dans la rue du Gaz, à environ 500 mètres de son habitation. Le 13 (août) au matin, il constata qu’on lui avait volé cette charrette dans la nuit. Des femmes de cette rue du Gaz ont bien entendu, le 13, vers quatre heures du matin, rouler une charrette, mais elles n’y firent pas attention, attendu que, tous les matins, on venait chercher des charrettes déposées dans cet endroit » (L’Auvergnat de Paris, vol d’une charrette, 28 août 1887).

Le terrain sur lequel sera érigé l’église du Sacré-Cœur n’était autre qu’un vaste jardin potager que possédait, derrière la Tine, dans les terrains dits « de l’Impérial », Me Dieudonné Lubac (1852-1928), avoué. Celui-ci possédait son étude dans la traverse faisant face aux jardins, future rue du Sacré-Cœur. Une promesse de vente obtenue par l’abbé Rouquette le 27 novembre 1875 se concrétisa le 1er novembre 1879 par l’achat par Mgr Bourret, au nom du diocèse et au sien du jardin en question pour une somme avoisinant la somme de 30 000 francs.

La première pierre de l’église fut posée le lundi 11 avril 1887 (lundi de Pâques). Ce jour-là, l’emplacement du nouveau sanctuaire et les maisons avoisinantes étaient pavoisés de drapeaux aux couleurs papales. Ces travaux dureront cinq années jusqu’à l’inauguration de l’église le 27 septembre 1892.

Si Ludovic Vidal (1882-1960) était avec nous, il nous parlerait de cette cour de l’église du Sacré-Cœur que tous les « Tinistes » appelait « le chantier » : « J’étais bien jeune, lorsque l’on creusait les fondements de la nouvelle église. Or, un jour que je passais par là, accroché aux robes de ma mère, je vis par une petite porte pratiquée dans le mur d’enceinte une planche de choux tout près de là, le seul vestige qui restait du beau jardin potager. Ciel ! Dans lequel abandon et dans quel délabrement se trouvait cette planche de choux ; à moitié sauvages, ces pauvres légumes semblaient souffrir sous les plâtras et décombres.

Déplorant dans ma petite tête ce désastre, ces choux aux feuilles meurtries ou agonisantes, tout naïvement je dis à ma mère : oh ! les pauvres choux, ils vont mourir ! Et comment maintenant feront les petits enfants pour naître ? J’avoue sans honte qu’à cette époque nous croyions encore au père Noël !… J’ai donc vu cette belle église du Sacré-Cœur, mélange heureux d’art gréco-romain oriental, émerger de la terre. J’ai vu s’élever ses murs sur de puissantes assises, se dessiner le cintre de son porche. J’ai vu se former ses trois nefs, séparées par des colonnes ioniques de marbre, s’élancer vers les voûtes, prendre corps ses deux clochers élégants » (Lud’oc, Mon Millau, Journal de Millau, 25 septembre 1954).

À l’ombre de l’église se profilaient déjà les maisons de la Traverse du Sacré-Cœur. Ainsi au n° 8, on y voyait l’immeuble de Casimir Ricard, fabricant gantier, Marius Artis, teinturier (21 mars 1898) et Veuve Estival sans profession y posséder appartement et dépendance. On remarquera quatre fenêtres à l’étage décorées chacune d’une même tête.

La baie centrale est mise en valeur par l’ajout de festons. On y voit une tête féminine, entourée de spirales et d’un foulard au cou. (A. Bouviala, Millérances, promenons-nous dans Millau, circuit E, Millavois.com, 28 avril 2019). Ces mascarons (dont le nom d’origine italienne « mascherone » désigne un ornement en forme de masque qui décore les façades) représentent en effet la même tête avec des cheveux tressés et un visage assez sérieux.

Doit-on y voir les traits de la propriétaire des lieux quand ils furent conçus à la fin du XIXe siècle ? À cette époque, Millau ne manquait pas de valoriser ces mascarons, on en voit notamment de nombreux dans la rue Alsace-Lorraine qui vit le jour en 1880, représentant le visage d’une Alsacienne ou d’une Lorraine…

Au 8 rue Élise Arnal Sabde. © Marc Parguel

D’autres maisons virent le jour dans la traverse du Sacré-Cœur tel un immeuble appartenant à Vincent Unal (tanneur), Clément Pailhiès (ancien marchand de bois, 12 février 1900), un autre immeuble appartenait à François Carrié, marbrier, et une dame appelée Daures, débitante (20 mars 1900).

Les maisons de la rue du Sacré-Cœur poussaient aussi de terre. L’abbé Rouquette fit bâtir la sienne au n° 10 de cette rue, maison qu’il habita en janvier 1886, lorsqu’il prit sa retraite. Elle se remarque par la statue du Sacré-Cœur qui apparaît dans une niche au-dessus de la porte. Il devait décéder le 27 décembre 1892 peu après avoir assisté à l’inauguration de l’église qui lui avait donné tant de tracas.

Au 10 rue du Sacré-Cœur, la maison qu’occupa l’abbé Rouquette en 1886. © Marc Parguel

La traverse du Sacré-Cœur vivait au rythme des évènements de son église qui la dominait. Parfois dans les bons, parfois dans de mauvais moments.

Comme nous le rappelait Georges Girard : « Un accident fâcheux qui aurait pu être grave s’était produit au cours des travaux de l’église du Sacré-Cœur. Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1894, la foudre tomba sur l’un des clochers qui, depuis une semaine, atteignaient leur point culminant. Les quatre pinacles angulaires de la plate-forme furent renversés : jetés en bas, sur les chantiers, d’une hauteur de près de quarante mètres, avec une partie de leur piédestal.

On crut à première vue que le treuil roulant un châssis qui pour les besoins de l’entreprise glissait sur l’échafaudage et transportait les matériaux d’un clocher à l’autre sur une longueur de vingt mètres, poussés par la rafale, avait heurté violemment les pinacles. Mais les pierres des assises inférieures, renversées aussi, démontrèrent péremptoirement que c’était bien la foudre qui avait provoqué ces désastres.

Fort heureusement, les deux premiers pinacles atteints restèrent suspendus comme par enchantement sur la plate-forme. Leur chute aurait causé des dégâts considérables en éventrant la couverture et la voûte même de l’église, leur poids étant de sept à huit quintaux. Le treuil, malgré la vitesse acquise, s’était arrêté devant un obstacle, au bord de l’abîme. On peut imaginer ce qui serait advenu si ce bélier de dix quintaux était allé s’abattre sur les toits des maisons voisines. » (L’église votive du Sacré-Cœur de Millau, 1992).

Un évènement heureux eut lieu le dimanche 7 juillet 1907, la paroisse du Sacré-Cœur célébrait sa fête patronale, marquée par le couronnement de la statue érigée au fond de l’abside (remplacée depuis lors par une autre, due au ciseau d’Ottavy). La cérémonie était présidée par Mgr Dupont de Ligonnès, évêque du diocèse et Mgr Gély, évêque de Mende.

L’après-midi, après vêpres, eut lieu dans la cour de l’église, sur une estrade dressée au pied de la croix, la bénédiction de la couronne.

Le 7 juillet 1907. © Marc Parguel

Nous le voyons, la traverse du Sacré-Cœur vivait au rythme de l’église qui la fit naître. Son nom de traverse devait lui rester une cinquantaine d’années. Mais il fut changé et c’est heureux, pour le nom d’une bienfaitrice : Élise Arnal Sabde.

Georges Girard l’évoque dans son livre : « Marie-Hélène-Gabrielle-Elise Arnal naquit à Sainte-Eulalie-de-Cernon en 1854, fille d’Etienne-Jean-Joseph Numa Arnal et de Marie-Octavie Arnal. Elle avait épousé Pierre-Clément-Louis-Jules Sabde. Elle est décédée le 16 décembre 1909, en son domicile, 12 rue Alfred-Guibert, âgée de 55 ans. » (Des rues, des hommes, 1987).

Le journal de l’Aveyron nous fait part de son décès sous le titre « Une bienfaitrice » : « Mme Élise Arnal, veuve de M. Jules Sabde, est décédée à Millau, le 16 décembre, après avoir disposé ainsi qu’il suit d’une partie de sa fortune par testament olographe déposé dans les minutes de Me Layral, notaire. Elle a légué 12 000 francs, au bureau de bienfaisance de Cornus ; 12 000 francs au bureau de bienfaisance de Sainte-Eulalie-de-Cernon ; 20 000 francs au bureau de bienfaisance de Millau ; 2000 francs à chacune des sociétés de secours mutuels de la ville de Millau et le restant de sa succession à l’hospice de cette ville. Ce dernier legs peut être évalué à environ 100 000 francs. C’est une bonne aubaine pour les pauvres qui béniront pendant longtemps leur généreuse bienfaitrice. » (Journal de l’Aveyron, 26 décembre 1909).

La presse de l’époque s’exprima ainsi, à l’occasion de cette mort et de ce don : « Madame Sabde était extrêmement simple et modeste, et on peut dire qu’elle passait inaperçue ; mais ces dernières volontés montrent qu’elle avait un grand cœur. Elle a disposé de sa fortune pour secourir les malheureux et pour encourager les œuvres de mutualité et de prévoyance ». La défunte avait recueilli la fortune de la famille Sabde et, s’inspirant des idées de son beau-père et de son mari, elle a voulu qu’elle servît à soulager les nombreuses misères de la vie.

Elle repose au cimetière de l’égalité de Millau (tombe n° 372)

Au cimetière de l’égalité la sépulture de familles Sabde-Arnal. © Marc Parguel

Comme on peut bien s’en douter, ce legs fit couler beaucoup d’encre. Ainsi en 1912 pouvait-on lire :

Le legs Sabde. Nous sommes heureux d’apprendre que le legs important fait par Mme Veuve Sabde à l’hospice, au bureau de bienfaisance et aux sociétés de secours mutuels de Millau, vient d’être autorisé par un décret présidentiel. L’hospice de Millau, qui, aux termes de la donation, est légataire universel, pourra donc aliéner à son profit les immeubles de la succession, sous réserve de faire les legs ci-après :

Bureau de bienfaisance de Millau : 20 000 francs, bureau de bienfaisance de Cornus : 12 000 francs, bureau de bienfaisance de Sainte-Eulalie, 12 000 francs, et 2000 francs à toutes les sociétés de secours mutuels de la ville de Millau : Arts et métiers, anciens militaires, association mutuelle et philanthropique des ouvriers gantiers. Cultivateurs, cordonniers, harmonie millavoise, menuisiers, mégissiers et chamoiseurs, napoléonienne, Orphéon les Montagnards, Ouvriers gantiers, ouvriers tanneurs et corroyeurs, sapeurs-pompiers, sainte Eugénie et Solidarité scolaire.

Une nouvelle qui a comblé de joie tous les sincères mutualistes, c’est d’apprendre qu’à la suite de la décisive intervention de notre sympathique et dévoué député, l’Union mutualiste a été comprise au nombre des sociétés de secours mutuels de notre ville et recevra un legs de 2000 francs.

Ce simple fait, qui constitue un éloquent témoignage des sentiments bienveillants dont M. Balitrand, maire et député de Millau, est animé à l’égard de la mutualité, a eu le don de plonger les cléricaux dans un accès de fureur indescriptible. L’un d’eux, au nom du trône, et un autre au nom de l’autel, ont odieusement, dénaturé ce geste si simple et si délicat, dans le but de donner le change aux électeurs.

Mais leurs grossières injures, leurs stupides calomnies et leurs révoltantes contre-vérités, n’ont réussi qu’à leur attirer l’insurmontable dégoût des honnêtes gens et le mépris public. (L’indépendant Millavois, 30 mars 1912)

Legs veuve Sabde. Les seize Sociétés de secours mutuels de Millau viennent de recevoir avis d’avoir à payer la succession du legs de 2000 francs à chacune, que leur fit à son décès Mme veuve Sabde, née Arnal. L’Hospice, légataire universel, croit que, du moment que la testatrice a laissé Mme veuve Arnal, sa mère, à titre d’héritière a réservé pour quart, il y a lieu de faire application de l’article 926 du Code civil, et que tous les legs sans exception, qu’ils soient faits au profit de sociétés ou d’établissements ou au profit des parents, doivent être réduits du quart pour faire le quart de Mme veuve Arnal.

En conséquence, il n’y a lieu pour le moment de payer les droits de mutation que sur les trois quarts du legs. Toutes réserves sont faites, pour que ce paiement ne nuise en rien aux droits des Sociétés ou de tous les légataires à titre particulier. Et ce sera le tribunal civil de Millau qui statuera, en premier ressort, sur la demande en réduction faite par l’Hospice et, en dernier ressort, la cour d’appel, s’il est fait appel. (Messager de Millau, 18 mai 1912)

Lors du décès d’Élise Arnal-Sabde, un administrateur de l’hôpital hospice avait déjà demandé que le nom de cette bienfaitrice insigne de la ville soit donné à une rue de Millau. Un premier avis favorable de la municipalité fut émis le 3 janvier 1910, mais il fallut attendre la décision municipale du 22 septembre 1944 pour que ce vœu soit réalisé.

Marc Parguel

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