Patrimoine Millavois. Quand le Mandarous supplanta la place vieille

Marc Parguel
Marc Parguel
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DR

Jusqu’à la fin de la Révolution, Millau ne possédait qu’une grande place, l’actuelle place Foch. Les anciens l’appelaient simplement « la Place ». Elle fut longtemps le cœur de Millau. En effet, c’était le seul grand espace non bâti quand Millau était clos d’une enceinte.

Aménagée en forme quadrangulaire, cette place devint accessible à chaque angle par une rue au XVIIIe siècle. Son sol était pavé de galets et, trônant à la place d’honneur, une belle fontaine y fut installée en 1835, avec sa ceinture de douze bornes.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, cette place « d’armes » telle qu’on l’appelait à l’époque avait autant, voire plus d’importance que celle du Mandarous qui fut achevée peu après la Révolution.

Au-delà des marchés et des foires qui s’y tenaient, elle était toujours animée, c’était le vrai cœur de Millau, car on y trouvait la Mairie installée dans l’Hôtel de Pégayrolles de 1856 à 1937

La vieille place pavée de galets. (DR)

Ludovic Vidal alias Lud’oc (1882-1960) aimait à se souvenir en 1954 de ce lieu  « La Place ! A nous entendre, les vieux, on croirait bien qu’à Millau, il y a un demi-siècle, ne possédait qu’une seule place ! Et pourtant ce que nous appelions ainsi était, à l’époque le cœur de Millau, comme la vieille Lutèce celui de Paris. Tout s’y trouvait réuni ; la Mairie, le Commissariat, la Bibliothèque municipale, la Poste, le grand marché, les Halles et même parlant de la belle église romane de Notre-Dame, l’on disait : la Place. La Place était tout Millau et Millau s’y rencontrait. Que de souvenirs je retrouve là ! »  (La Place, journal de Millau, 18 septembre 1954)

Il est vrai qu’un siècle plus tôt, la place du Mandarous était encore considérée comme « une placette » comme nous le signale une publicité : « Eaux minérales du Cambon. Un dépôt de ces eaux est établi par M. Boussaguet, de Marzials, à Millau, chez M. Aldebert, limonadier, Placette du Mandaroux. Leur efficacité est trop connu pour en parler. Elles ne perdent rien de leurs propriétés par le déplacement.

Pour les renseignements, s’adresser à M. Barascud, pharmacien-chimiste, à Millau. Prix de vente : 15 cent. le litre. » (L’Echo de la Dourbie, 16 juillet 1864)

En 1830, les immeubles autour du Mandarous commencèrent à pousser, cette placette vit en son centre se dresser un arbre de la liberté, il y restera une quinzaine d’années. Tandis qu’en 1835, on éleva sur la place d’Armes la fontaine des lions, le Mandarous voulut l’imiter en dressant un obélisque en 1839 qui ne connut pas une longévité extraordinaire puisque peu agréable à regarder, on l’envoya finir ses jours au cimetière en 1846 où il repose encore. On le remplaça par deux vasques qui n’eurent guère plus de succès que l’obélisque.

La fontaine des lions. (DR)

Des rivalités entre places (1865)

Dans le journal local « l’Echo de la Dourbie » fut publié le 4 mars 1865, sous le titre « un drame local » un échange entre la Place du Mandarous et la Place couverte. A cette époque, le Mandarous était encore loin de rivaliser avec la place d’Armes même s’il possédait l’Hotel Redon, futur Hotel du Mouton Couronné puis Hôtel du commerce. Les boutiques des maisons du Mandarous étaient les cafés les plus grands, les mieux achalandés, les plus fréquentés les dimanches. Mais la Place du Mandarous était désespérément vide, on y voyait trois bornes-fontaines à poussoir placé en bordure des trottoirs ainsi que des becs de gaz placés là en 1856-1857, on ajouta ensuite quelques platanes en 1861, tandis que la  place d’Armes possédait son église, sa fontaine, sa halle aux grains, et surtout la Mairie. Et pour le Mandarous quel sacrilège ! Alors que cette place était destinée à être la vitrine de Millau, elle devait s’abaisser à accueillir les marchés et pas n’importe lesquels : ceux aux cochons. Elle fait part de ses doléances à sa sœur la Place couverte.

Voici une partie de cet échange publié en 1865 concernant nos deux places :

La place du Mandarous se précipitant dans les bras de sa sœur la place Couverte. – Perdue ! déshonorée !

La place Couverte – Pauvre petite sœur ! (elle l’embrasse tendrement). Voyons du courage, calme-toi. Séchez ces pleurs qui vous enlaidissent, Mademoiselle, et racontez à votre aise le sujet de cette grande affliction. On vous consolera.

La place du Mandarous. – Quelle honte ! quelle humiliation ! Non, on ne reçut jamais plus sanglant affront : j’en mourrai.

La place Couverte.  – Mais c’est effrayant ! Parler de mourir, toi, si fêtée, si enviée, si heureuse ! chasse donc de ta folle tête ces idées noires. Et moi donc qu’est-ce que je deviendrais sans toi ? Ah ! tu ne m’aimes point.

La place du Mandarous – Les hommes sont bien injustes et bien barbares !

La place  Couverte – A qui le dis-tu, je n’ai pas encore oublié l’abandon dans lequel ils me laissent. Ce sont des monstres. Mais parle donc, ton silence me tue.

La place du Mandarous – C’était bien la peine de me faire naître, de me traiter comme une fille de prédilection, de me faire belle et de me rendre fière, pour…dérision !….j’étais une victime qu’on élevait et qu’on parait pour le sacrifice.

La place Couverte – Explique-toi, méchante enfant

La place du Mandarous – Oh ! mes beaux rêves, qui me les rendra ! Je me voyais en imagination, dans un avenir prochain, agrandie, régularisée, avec des trottoirs asphaltés tout autour et un magnifique square arrosé par une fontaine jaillissante, au centre. Je prêtais mes frais ombrages aux aimables jeux de l’enfance ; j’étais le rendez-vous de la belle société, on parlait de moi à cent lieues à la ronde ; on me citait comme un modèle. O décevantes illusions du jeune âge et de la coquetterie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie !

La place Couverte – Malheureuse ! reviens à toi. Ne vois-tu pas que tu t’égares. Oublie le passé, renonce à tous ces songes creux de l’avenir, accepte le présent tel qu’il est…O jeunesse folle, voilà comment vous vous perdez… On t’a dit peut-être, petite sœur, que j’étais jalouse de toi ; moi, jalouse, et de qui ? de mon sang. Tu ne l’as pas cru, dis-moi ; je ne pouvais pas l’être, je ne l’ai jamais été. Tu ne peux pas savoir ce que j’ai souffert de ton éloignement momentané pour moi. Je suis presque heureuse de ce malheur qui nous rapproche. Je veux te montrer aujourd’hui tout ce que j’ai de dévouement pour toi. Plus tu seras méprisée, honnie, délaissée, plus je t’aimerai.

La place du Mandarous – Qui me l’aurait dit que je servirais, moi, de marché…

La place Couverte – Aux cochons peut-être ?

La place du Mandarous – C’est toi qui les as nommés.

La place Couverte – Ainsi donc c’est bien vrai et je dois maintenant le croire ! Toi, la perle de la famille, l’ornement de la cité ; toi qui faisais l’admiration des étrangers et le bonheur des indigènes, prostituée à ces grossiers Limousins dont le nom révolte la pudeur, dont la présence suffit pour rendre un lieu infâme et en faire un désert. Ah ! je te plains d’être tombée en leur pouvoir, ma sœur. Il n’y a pas d’infortune comparable…

La place du Mandarous – A la mienne, n’est-ce pas ? Tu vois que j’étais prédestinée. Adieu la joie, les fêtes, les rires éclatants des jeunes filles le gai babil des enfants et les fraîches toilettes des jolies femmes. Qu’on remplace les arbres qui me décorent par des cyprès, c’est le seul feuillage qui me convient ; qu’on enlève les lanternes à gaz qui m’éclairent, l’obscurité me plait. Le deuil, le silence et la solitude, voilà désormais mon partage. Qu’on fasse de moi un cimetière, où l’on viendra gémir et pleurer sur la tombe du dernier de mes admirateurs, avec cette inscription : Ci-git la Place du Mandaroux ; Passants priez pour elle ! ».

La place d’Armes en 1904. (DR)

Le temps passa et fit son œuvre lentement. L’année 1896 marquera l’année des grands changements. Pour la première fois, le Mandarous semble supplanter la place d’Armes. Longtemps fermée de tous côtés, on décide d’aérer cette place en faisant tomber une partie des colonnes par la percée de la rue Clausel de Coussergues, mais elle reste au cœur, un peu désuet du vieux Millau. Celui d’où part et autour duquel s’entortille, tout un réseau de vieilles rues sombres, étroites, tortueuses, grises et dont les noms sonnent comme les chapitres de l’histoire et des mentalités locales.

Désormais c’est sur le Mandarous que l’on souhaite élever les monuments. Le kiosque à journaux se verra accompagné par l’arrivée de la Marianne  (monument commémoratif de la guerre de 1870): « Notre grand sculpteur, M. Denys Puech, est venu à Millau pour choisir l’emplacement du monument commémoratif dont l’exécution lui a été confiée. M. Denys Puech étant en compagnie de son frère, M. Louis Puech, conseiller municipal de Paris. Tous deux doivent être rentrés à Paris pour le banquet de la ligue auvergnate » (L’Auvergnat de Paris, 24 mai 1896). Ce sera sur le Mandarous ! Un an plus tard en septembre 1897 on pouvait lire : « Les travaux du monument ont commencé. Un trou est creusé sur le Mandaroux. Dans ce trou qui atteindra la profondeur de trois ou quatre mètres sera coulé un béton destiné à supporter le piédestal, dont la base sera protégée par un trottoir. Et, au-dessus du piédestal en granit des Vosges, sera dressée l’œuvre remarquable de notre éminent compatriote Denys Puech » (L’Auvergnat de Paris, 26 septembre 1897).

Le monument fut inauguré le 24 octobre 1897. (DR)

« M. Autun, entrepreneur spécialiste de Paris, qui doit mettre en place l’œuvre de Denys Puech, est dans nos murs depuis lundi soir (18 octobre). Il a fixé au piédestal les armoiries en bronze de la ville de Millau qui ont été coulées chez Barbedienne, et commencera immédiatement la pose des deux statues et de la colonne. La colonne corinthienne est divisée en trois parties. La première comprend la moitié du fût de la colonne à laquelle est adossée la statue de la ville de Millau, le tout en un seul bloc qui près pas moins de 4 500 kilos. La seconde partie comprend la suite de la colonne jusqu’au chapiteau. Puis le chapiteau en marbre de Carrare comme le reste. Enfin, au point culminant, le génie en bronze doré, décernant des couronnes aux victimes de la guerre. C’est un poids total de pièces artistiques de 7500 kg. » (L’Auvergnat de Paris, 24 octobre 1897).

A la belle époque, le centre de la ville s’est déplacé et le cœur de Millau se trouve désormais au Mandarous, et non à la Place d’Armes (place Foch) jadis unique place de la ville. Malgré qu’elle possède encore la Mairie, que la halle aux grains soit murée pour se transformer en l’école communale Paul Bert en 1904, et qu’on planta des arbres pour l’embellir en 1906.

Contemporains aux platanes qu’on avait plantés en ce début de XXe siècle, Gaston Vieillevigne et Paul Fabre se souvenait en 1979 du temps « où les chevaux de la ville venait s’abreuver » à la fontaine centrale et « monumentale ». Pas qu’eux d’ailleurs, la Place était cernée de bistrots et également de commerces dont les grandes « réclames » peintes sur les murs, du genre gros et demi gros, Léon Fabre dit Franconine n’arrêtaient pas de s’effacer.

Mais le Mandarous représentait un endroit plus spacieux et les foires qui se tenaient jusqu’ici sur la  place vieille furent déplacées dans cette autre place (foires du 6 mai, de la loue). La place d’Armes où les moissonneurs, la faux sur le dos, venaient se faire embaucher reste cependant comme la mémoire de Millau. Mémoire parfois défaillante où le goudron l’a amnésiée. Sous elle, c’est le royaume des morts du vieux cimetière. Ses couverts parlent du moyen âge. Les petits galets polis et encore visibles de la calade viennent du Tarn (lou Tar).

Sur les galets du « Tar » (1979). (DR)

Celle-ci autrefois si animée avec ses marchés se retrouve déchue de son ancienne splendeur, avec son antique colonnade, comme le constatait naguère avec mélancolie le félibre Louis Julié (1877-1947) : « Paùre biel Coubert de lo Plaço, Ah ! que t’o bist et que te bei !  – N’as bist, de foulos et de festos, Obon d’estre coupat en dous ; Aro, pecaïre sios de restos : T’où déloïssat pel Mondorous ! » . On la surnomme « la place Vieille » pour la différencier de la « Place Nouvelle » future « Place Emma Calvé » en constrution (1934).

La place du Mandarous (années 1950). (DR)

Le coup de grâce sera donné lorsque la Mairie déménagera à la place de la Banque Villa en 1937.  Même si la Place du Mandarous est devenue la place centrale de Millau, la place Foch n’a rien perdu de son charme avec ses marchés, son musée et ses boutiques sous les arcades. Loin des bruits de la circulation, la « place vieille » de Millau conserve tout son cachet historique.

Marc Parguel

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