Le « boulevard Central » futur boulevard Sadi-Carnot fut percé de janvier à novembre 1896, sous la municipalité d’Etienne Delmas.
Depuis longtemps déjà, il était question d’ouvrir une large avenue pour faciliter l’accès de la Place de l’Hôtel de Ville (actuelle place Foch), tout en amenant de l’air et de la lumière dans le vieux quartier de Tras Saint Léons, du nom d’une dépendance de cet ancien monastère.
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Genèse d’un programme audacieux (1884-1895)
En 80 ans, Millau avait presque triplé sa population. En 1816, on comptait 6843 habitants dans la ville et en 1896, on en dénombrait 17 513. Un seul marché subsistait alors : le marché aux grains couvert, place d’Armes (Foch), devenu en 1904, l’école Paul Bert, A plusieurs reprises, le conseil municipal avait émis des projets restés sans lendemain pour désenclaver le vieux Millau. En 1884, l’incendie du vieil hôtel Roubin de Longuiers, situé entre la rue Paul Bonhomme et les ruelles d’Altayrac et des Cultivateurs, au bout de l’actuel Sadi-Carnot, après l’achat de ses ruines par la mairie, avait donné espoir. Mais il faudra encore attendre quelques années, avec un programme audacieux qui vit le jour sous la municipalité d’Etienne Delmas : désenclaver la place d’Armes (Foch) par la percée d’un boulevard de 20 m de largeur (Sadi-Carnot) et une avenue de 14 m de largeur ( Clausel de Coussergues).
En 1890, on pouvait lire à ce sujet cet article d’Henri Arlabosse : « Nous sommes heureux de voir que toute la presse, sans distinction de nuance, veut bien s’unir à nous pour faire campagne en faveur du percement de la vieille cité… La nécessité d’aérer la cité gothique, de l’élargir, d’y ouvrir des voies carrossables a été bien souvent, à l’Hôtel de Ville l’objet de nombreuses discussions… Percer la ville, disait-on au commencement du siècle, quand les pétitions dans ce sens abondaient à la maison communale ; mais avant cela, il nous faut établir des fontaines, des trottoirs sur le tour de ronde et les avenues, nous procurer une mairie, participer à la construction d’un tribunal, d’une église succursale, d’un temple, faire des halles, remplacer le cimetière…nous avons de faibles ressources…nous verrons après.
Tout cela a été fait ; sous les administrations des Dalbis, des de Bourzès, des de Gaujal, des Rouvelet, des Villa, des Monestier, la ville a été mise en pied tant bien que mal. Puis les revenus ont doublé, triplé, quadruplé à mesure que la population augmentait, et après avoir satisfait aux besoins indispensables, on a porté l’attention ailleurs, sans prendre garde que dans cet immense entassement féodal grouillaient plus de 10 000 citadins, les vrais Millavois, originaires de Millau depuis plusieurs générations, payant au même titre que les autres les impositions, et les voyant servir à améliorer et à embellir les quartiers où ils mettent rarement les pieds.
Depuis deux siècles, le vieux Millau a conservé à peu près la même physionomie…depuis une soixantaine d’années, le nouveau Millau s’est créé sur les avenues et les faubourgs, s’est agrandi, s’est embelli, aussi les familles riches ont déserté leurs pénates héréditaires et ont établi leur tente à la cité visitée par le soleil.
Que reste-t-il dans la basse ville des grandes familles d’autrefois ? Pas une de ces familles nobles n’a conservé ou racheté, après la Révolution, ses antiques hôtels… Ils ont fui pour jamais ces quartiers insalubres du moyen âge, enserrés autrefois pour les besoins de la défense commune au milieu des remparts, mais qui, à une époque plus pacifique ne répondaient ni à leurs goûts, ni à leur condition… Et après les nobles et les bourgeois, les habitants aisés, les ouvriers même fuient à leur tour les quartiers humides et noirs.
Ces quartiers malsains où la peste, au moyen âge, faisait tant de victimes, et où, à l’époque moderne, les épidémies de fièvre typhoïde, de petite vérole, etc., frappent trop souvent de préférence ses habitants ?
Qui paie le plus grand tribut aux épidémies ? Qui souffre le plus des misères produites par l’insalubrité des habitations. Et les maires, à ces époques malheureuses, pour essayer d’enrayer ces fléaux prennent des arrêtés contre les ménagères, les pipelets, les équarrisseurs, les chiens, les volailles, les cochons, que sais-je !… De 1800 à nos jours, nous avons compté des centaines de mesures coercitives et quelquefois ridicules, signées de noms sérieux à propos de la salubrité publique. Nous voyons un maire qui, en 1832, fait fermer le porche de la place de l’Hôtel-de-Ville et la rue Etroite qui y conduit, afin d’empêcher la visite du choléra ; nous en voyons d’autres faire verbaliser pour des vétilles contre les détenteurs des écuries, etc.., etc.
Fadaises que tout cela !
Ce qu’il faut avant tout, c’est de civiliser les habitants des quartiers pauvres en les sortant de leurs fumiers et de leurs bouges, en leur faisant respirer un air pur et réconfortant, en leur procurant du soleil dans leurs rues, en les habituant à vivre comme dans les quartiers neufs, avec de la propreté et du progrès » (A propos du vieux Millau, Messager de Millau, 25 janvier 1890)
Jules Artières dans ses Annales de Millau écrivait : « Il était depuis longtemps question d’ouvrir un boulevard à travers les vieux quartiers de la ville, afin de les assainir et de faciliter à toute la partie nord de Millau, l’accès à la place de l’Hôtel de Ville : mais les municipalités avaient reculé devant l’importance de l’entreprise.
Il appartenait à la municipalité actuelle de mener ce projet à bonne fin. Grâce à l’énergie et à l’activité du maire de Millau, les formalités légales sont rapidement remplies et les travaux de démolitions commencent au printemps 1896 » (Annales de Millau, p.321, 1900). Elles commencèrent même le 3 janvier !
Etienne Delmas, avocat fut élu maire en avril 1894. Sous sa municipalité, tout alla très vite comme nous le rappelle cet article de presse : « A son audience du 5 septembre (1895), le tribunal civil de Millau a rendu le jugement expropriant les terrains à céder à la voie publique pour l’ouverture du grand boulevard. Ainsi, peu à peu, toutes les formalités s’accomplissent et le public qui ne se doute nullement de l’écrasante besogne nécessitée par cette affaire, commence à croire à la réalisation du magnifique projet conçu par M. Delmas. Du train dont vont les choses, on peut affirmer que le premier coup de pioche sera donné dans le courant de janvier » (Jugement d’expropriation, Messager de Millau, 7 septembre 1895).
Conformément à l’avis du Conseil d’Etat, un emprunt de 700 000 francs est contracté pour l’exécution de ces travaux, et gagé sur une imposition extraordinaire de 15 centimes. Mais afin de ne pas augmenter les charges des habitants, on diminue les droits d’entrée sur les vins de 0,55 par hectolitre, diminution absolument égale au produit des 15 centimes additionnels.
53 maisons à démolir
C’est sous le titre « Les grands travaux » que le « Messager de Millau » évoque les démolitions à venir dans son édition du 14 septembre 1895 : « On est en train de passer définitivement une quarantaine de traités de vente. Acheter quarante maisons, c’est-à-dire plus qu’il y en a sur les avenues de Rodez ou de Paris, c’est presque une affaire sérieuse, et le public concevra qu’avec le laps de temps fixé il n’est pas prudent d’accepter des distractions.
Encore une fois, c’est le 24 courant qu’expire le terme permettant de donner congé pour Noël à tous les habitants des maisons appelées à disparaître ; il faut donc se hâter et on se hâte, qu’on le croie bien.
Le maire profite des vacances du tribunal pour s’enfermer à la mairie et signer des contrats. Il ne veut pas confier à un notaire ni à un autre homme d’affaires le soin de ce travail… Ainsi donc le projet va grand train, nous le verrons se réaliser. Il y a en tout 53 maisons à prendre et à démolir, eh bien ! on le prendra de gré ou de force et on les démolira. »
Le premier coup de pioche (1896)
Il fut donné le 3 janvier 1896. Le premier bâtiment à tomber fut le Presbytère de Notre-Dame (ancien tribunal) : « les pilastres de la grande porte d’entrée du Presbytère de Notre-Dame sont abattus. Bientôt auront disparu les bâtiments de l’ancienne Cour Royale, c’est-à-dire de l’Ancien Tribunal, dont il ne restera plus que le souvenir.
Sur leur emplacement se trouvera une partie de la grande place quadrangulaire, prévue dans le projet des grands travaux, et qui aura 50 m. sur 55, soit en surface 2750 m. carrés, presque le double de la place actuelle de l’Hôtel-de-Ville, dont la surface est de 1500 mètres » (Messager de Millau, 4 janvier 1896)
La cour Royale, désignée sous le nom de tribunal, ne changea de destination qu’en 1837, époque à laquelle le département fit construire le palais de Justice actuel, boulevard de l’Ayrolle. Ce vieil immeuble devint alors, jusqu’à sa démolition, soit pendant près de 60 ans de presbytère de la paroisse Notre-Dame. Que devinrent les pilastres abattus ? Les piliers du portail furent utilisés à l’entrée du Collège de garçons, rue Tras St-Jean ; c’est là le seul souvenir qui nous reste de l’ancienne cour royale.
Le boulevard central
Le nouveau boulevard a créé ne portant pas nom, on le nommera tout simplement « Boulevard central » ou « le nouveau boulevard ». Début février « nous apprenons que M. Valette, entrepreneur, a été déclaré adjudicataire pour la partie des maisons à démolir entre la rue des Fasquets et la place de l’Ancien Tribunal. Les travaux commenceront après-demain, lundi (3 février). Leur exécution va augmenter considérablement l’activité de notre ville et les ouvriers du bâtiment trouveront là, pendant de longs jours, un travail assuré » (Messager de Millau, 1er février 1896).
Les expropriations
Il fallait donc faire tomber 53 maisons. A l’origine du projet, il aurait fallu en faire tomber beaucoup plus, car le boulevard devait relier la rue du Sacré-Cœur, à hauteur du parvis de l’église éponyme, au boulevard Richard près de l’Hospice. Mais les travaux ne furent jamais totalement réalisés. Ils s’arrêtèrent au sud, au futur emplacement des halles métalliques et, au nord, au boulevard de Bonald. Sur de vieilles cartes postales, au débouché dudit boulevard, on aperçoit la cheminée de la briqueterie Paulet qui aurait dû être démolie si le projet avait été mené à son terme.
Mais pour exproprier tout ce monde, ce n’était pas une mince affaire ! Certains avaient des prétentions financières exorbitantes, voulant se tailler de beaux revenus dans la caisse municipale. Afin de calmer le jeu, on décida de couper la poire en deux.
« Le jury a été tenu deux jours pour les expropriations, lundi (24) et mardi (25 février). Voici ses délibérations :
- Immeuble Vayssac, rue Général Rey : 1re offre, 2000 francs ; demande, 15 000 francs. Indemnité accordée : 8 000 francs.
- Immeuble de Mme de Ricard : 1re offre, 25 000 francs, demande, 190 000 francs ; accordé, 80 000 francs.
- Immeuble Bouty : 1re offre : 5 000 francs, demande, 40 000 francs, accordé, 25 000.
- Immeuble Courtines-Flavier : 1re offre, 2000 francs, demande, 26 000, accordé : 12 500.
- Immeuble Dupuy : 1re offre, 4 000 ; demande, 26 000 ; accordé, 12 000.
- Immeuble Castan : 1re offre, 3000 fr. demande, 16 000 ; accordé, 9 000.
Maître Rascalou a défendu les intérêts de la commune ; les demandes des expropriés étaient soutenues, cinq par Me Chaliès et une par Me Balitrand.
Le total des sommes accordées est de 146 500 fr. au-dessus des évaluations de dépense prévues par la ville ; cette somme se trouve compensée par les économies réalisées sur d’autres points du projet. La municipalité a donc encore toutes les ressources nécessaires pour mener à bien la grande œuvre en cours d’exécution. Quant aux 50 propriétaires qui ont traité amiablement, ils méritent les félicitations et les remerciements de tous ; car enfin, sans leurs conditions convenables et équitables, le projet ne serait pas entré en voie de réalisation, comme cela s’est produit bien des fois à Millau. Ils ont su comprendre sainement et concilier heureusement leurs intérêts personnels et leurs devoirs de Millavois. » (Messager de Millau, 29 février 1896)
En avril : « les démolitions du Boulevard Central se poursuivent avec activité, sur trois points différents. La maison Rouvelet a été attaquée hier ; les bâtiments de l’Ancien Tribunal sont à moitié abattus et, dans deux ou trois jours, il n’en restera plus de trace » (Messager de Millau, 25 avril 1896) . En peu de temps, disparurent pour 105 000 francs la maison et le jardin de la comtesse Ricard Rouvelet.
A suivre…
Marc Parguel