Patrimoine millavois. Silhouettes du Mandarous d’autrefois

Marc Parguel
Marc Parguel
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Près de « la Marianne » au début du XXe siècle (DR)

« Mais où est notre Mandarous de jadis ? » s’exclamait Ludovic Vidal dit Lud’Oc (1882-1960), lorsqu’il était assis à l’angle du trottoir du café Benoît en 1954 . Regardant le cadran du refuge central marquant les heures, et voyant l’agent au bâton blanc toujours en poste et faisant la circulation, il ferma les yeux et remontant le cadran et les heures, il se souvint du Mandarous de son enfance, celui de 1900.

La place du Mandarous vers 1948. (DR)

« Sur sa chaussée en demi-lune, telle qu’elle est aujourd’hui, on pouvait s’attarder au beau milieu, former des groupes, sans crainte d’accidents. C’est ainsi que tous les jours, à une heure de l’après-midi, avant de reprendre notre travail, nous formions un groupe d’une quinzaine de bicyclistes discutant sur la valeur de nos vélos ou projetant une prochaine excursion aux Gorges du Tarn ou ailleurs. Il y avait là le pauvre Blazy, Sahuquet, Saquet, tous deux boulangers, les deux frères Capus et j’allais oublier le meilleur : le coureur millavois Vergnaud…

En remontant encore plus loin dans le passé, je revoir à la place du grand Café de Millau, une maison basse dont le trottoir est encombré de chaudrons, sémalous en zinc, seaux ou tous autres objets à réparer. C’était l’atelier du ferblantier le père Gimbert.

Les gens de mon époque n’ont pas également oublié « la Muette » du Mandarous, pas plus que le pâtissier du même quartier qui, pour un sou, donnait de pleins papiers de pastilles à la pomme craquantes comme du verre, ou du « brisun » (débris de gâteaux), il y avait du « touron » comparable aux vrais nougats de Montélimar. » (Mon Millau, le Mandarous, Journal de Millau, 2 octobre 1954)

Nous avons déjà évoqué quelques personnalités illustres de notre patrimoine millavois, tel Pinou (Millavois.com, 13 janvier 2019), Le Tapidol, (Millavois.com, 24 février 2019), Louise Monteillet dite la Monteillette (Millavois.com, 6 octobre 2019), Gardette (Millavois.com, 1er mars 2020) ou encore Emile Salgues, dit Tomate (Millavois.com, 10 octobre 2021) mais aujourd’hui nous évoquerons, le temps d’une chronique, d’autres personnages tout autant atypiques.

Dans l’excellent ouvrage « Paroles ouvrières, paroles gantières », Monsieur Crébassa évoque les clochards qui avaient comme lieu d’élection : le Mandarous. « On les connaissait tous. Ils n’étaient pas méchants. Quelquefois, ils rendaient de petits services. Mais il faut bien le dire, ils n’aimaient pas le travail. Ils vivaient presque exclusivement de mendicité… Quelquefois, quand ils étaient de bonne humeur, à l’entrée de l’hiver, au moment du marché aux cochons, on les payait pour ramener à la maison le cochon qu’on avait choisi, ce qui n’était pas si simple ! Le Prince des clochards s’appelait « Gardette » : des loques, une tignasse rousse et de très jolis yeux bleus.

Gardette (DR)

Il avait fait la guerre de 14 et avait même eu une décoration de l’ordre de Saint-Georges, une promotion de l’armée britannique. Il couchait à l’abattoir, ou à la remise de l’Hôtel du Nord (il y avait encore des voitures hippomobiles). Il aimait le vin. Et on le voyait souvent appuyé à la fameuse balustrade du Mandarous quand il avait bu et qu’il ne tenait plus sur ses jambes. À condition qu’il ait trouvé quelques sous pour s’acheter un litre ».

« Groberrou », la terreur du Mandarous

Monsieur Crebassa évoquait aussi une autre figure comme « Albert, appelé en terme local Groberrou, ce qui signifie gros bœuf. Il avait une force terrible, il mesurait un mètre quatre-vingt, des épaules formidables, mais il détestait le boulot. On pouvait difficilement l’occuper à de petits travaux parce que contrairement à Gardette, il était sujet à des colères terrifiantes qui faisaient la joie des garnements de la ville. » (Monique Fournier, Michel Delmouly, Millau,paroles ouvrières, paroles gantières, ADAMM, 1998)

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Le ramoneur et son petit savoyard

Évoquant les « cris et rumeurs de la rue », Édouard Mouly dit « Mylou du Pays maigre » (1883-1964) n’oubliait pas de mentionner le ramoneur, suivi de son petit savoyard : « Tous deux portaient les ustensiles nécessaires. Le petit, notamment, avait sur son dos un petit fagot de ronces ; et le vieux, sur le mode grave, le petit, avec sa voix de flute, chantaient alternativement : « Au ramoneur des cheminées, du haut en bas…as ». Dans la journée, on retrouvait ce même petit ramoneur, avec plusieurs de ses camarades, sur la Place du Mandarous, à peu près à l’endroit où était érigée le Monument aux Morts de 1870, ou sur le trottoir en arrière, un bonnet pointu, qui avait été blanc, sur le crâne, une caisse en bois en bandoulière, et criant aux passants : « Ciré Moussu », opération qui ne coûtait que cinq ou six centimes. » (Alades, contes, souvenirs récits de Mylou du Pays Maigre, Artières et Maury, 1948)

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La Muette et son magasin portatif

Ludovic Vidal quant à lui s’arrêta un instant sur un couple illustre, qui a particulièrement marqué son enfance, aussi laissons-lui nous raconter ses souvenirs : « Revenons à « La Muette », et pourtant ils étaient deux, un homme et une femme, tous deux muets. Personne ne savait au juste s’ils étaient frère et sœur ou mari et femme. Quoiqu’il en soit, ils paraissaient vivre en bonne intelligence et, malgré leur commune infirmité, leur petit commerce était fort bien tenu et son revenu arrivait à satisfaire leurs modestes besoins.

Leur magasin était portatif. De grand matin, le muet sortait de la rue du Mandarous où sans doute notre couple avait son logement, poussant devant lui un chariot à bras, sur lequel étaient soigneusement rangées des vitrines horizontales aux bois toujours époussetés et aux verres reluisants renfermant des bonbons et des jouets bon marché.

Le soir venu, le chariot et son chargement regagnaient la rue du Mandarous, toujours par les soins du Muet, tandis que le Muette suivait de près en serrant sous sa capeline la boîte renfermant la petite recette.

Les berlingots au caramel (5 pour un sou) étaient la spécialité de la Maison. Pour ma part, j’étais un fidèle client de serpents en gomme, longs de 30 centimètres. Pour un sou, j’avais de quoi mâcher durant deux heures de classe.

Un article qui faisait fureur, c’était le petit fusil à un sou. Ce jour-là, on ne suçait pas, mais on tirait. La classe était soumise à un tir contenu de toutes parts ; un déclic de ressort et un mince tube de papier roulé venaient s’abattre sur le nez d’un camarade ou rebondir sur un tableau noir. Rien à faire pour connaître le tireur, ces petits fusils étaient si mignons, si faciles à camoufler. Mais les petits fusils de la « Muette » avaient un défaut, un vice de construction… ils s’en allaient par la croisse, il ne restait alors que le canon et le ressort ; mais cette amputation n’altérait en rien la valeur projectrice de la minuscule moitié du fusil, laquelle fonctionnait aussi bien, au grand désespoir de nos braves maîtres d’école. Je reviens à mes « Muets ». Il faut croire qu’ils avaient dû être victimes de quelques mauvais plaisants qui, après avoir été servis, s’étaient « trottés » sans payer, car, lorsque le doigt appuyé sur la vitrine, vous désigniez l’article de votre choix, la prudente « Muette » braquait un ou deux doigts, suivant le cas, poussait une « heu » guttural et tendait la main pour recevoir d’avance le montant de votre achat. Ayant grandi, l’étal de la « Muette » ne m’attirait plus. On ne fumait plus des sucres d’orge, mais de vraies cigarettes, achetées trois pour un sou chez les « Hongroises » dans la rue du Mandarous. « Heureuse époque », dirait Mylou du Pays Maigre ! » (Mon Millau, le Mandarous, Journal de Millau, 2 octobre 1954).

Le Mandarous en 1910. (DR)

Pierrou et Jousépou

Remontons encore plus loin dans le temps, quand le Mandarous n’avait pas encore son monument commémoratif, ni son obélisque qui avait déplacé au cimetière. On n’y voyait au milieu du XIXe siècle que  trois bornes-fontaines à pression placées, aux angles des trottoirs, sur les entrées de l’Ayrolle, du boulevard de Bonald et de la Monte. Des becs de gaz allaient les rejoindre en 1856-57, mis en service en 1858, puis les platanes en 1861.

Entre 1858 et 1868, on voyait en permanence, sur le Mandarous, deux types bien curieux et amusants. C’étaient Pierrou et Josépou, tous deux anciens soldats de la conquête algérienne. Léon Roux (1858-1935) qui les a bien connus durant son enfance nous en fait leur portrait : « On n’aurait pu dire qu’ils avaient pris des habitudes de tempérance au régiment, car ils étaient toujours dans les brindezingues. S’ils gagnaient peu par les quelques corvées qu’on leur donnait à faire, ils vivotaient quand même ; le vin ne coûtait alors que quatre sous le litre et la « goutte » un sou. Si leur ivresse était manifeste et publique, comme disent les gendarmes verbalisant, elle n’était ni dangereuse, ni bien désagréable pour autrui. L’ivresse de Pierrou était chantante, tous les refrains d’Algérie y passaient :

Des campagnes d’Afrique,
J’en ai plein le dos.
On y marche trop vite,
On n’y boit que de l’eau
Suldo, Blida,
Boufarik et Mascara
Basta !…

Et cela était plutôt bafouillé que chanté, avec écorchage de mots et patoisé. Après le chant, Pierrou muni d’un bâton, faisait tous les exercices du fusil, se commandant lui-même : Portez armes !…Armes bras !…Joue !…feu !…

Puis il reprenait le chant :
Pan, pan l’Arbi,
Les chacails sont par ici,
Les chacails et les vitriers,
Les chacails et les chasseurs à pied.

L’ivresse de Josépou était gesticulante. Ancien moniteur de canne et de boxe, il faisait continuellement des moulinets avec un long bâton qu’il avait toujours en main, puis s’écriait : « coup de pied bas en deux temps !… Une, « deusses », et obéissant à son commandement, détendant et tendant le jarret, il envoyait violemment le talon de son pied droit contre un tibia imaginaire.

En 1865 (DR)

Pierrou et Josépou n’avaient naturellement pas de domicile ni de profession ; ils couchaient dans la remise d’une auberge à rouliers et lorsqu’il faisait trop froid, dans le fournil du four banal de Jean, voisin de l’auberge. Ils mangeaient leur fromage et leur pain soit debout, soit assis sur le bord du trottoir et buvaient à même la bouteille ou ol borral.

Personne ne s’offusquait des excentricités des deux hommes, braves gens au demeurant, d’une probité rare dans leur situation et serviables au possible. » (Au siècle dernier, le Mandarous, l’Auvergnat de Paris, 5 décembre 1931)

Marc PARGUEL

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