[dropcap]I[/dropcap]ci, on dit qu’un pays sans légende est un pays condamné à mourir de froid. Alors comme il fait souvent froid sur les étendues caussenardes battues par le vent du nord, on a pris l’habitude de se retrouver le soir autour de grands feux de bois qui réchauffent nos corps et nos cœurs. Et on se raconte des histoires. Des histoires qui font trembler les petits et les grands. Mais plus de froid. Juste d’effroi.
Qu’est-ce qu’une légende ? Qu’est-ce qui la différencie d’un conte ou d’une nouvelle ? Le conte et la nouvelle ont un créateur, un auteur. Ils sont issus de l’imagination d’une seule personne. La légende appartient à celle ou celui qui la raconte. Elle appartient à la tradition orale et évolue en fonction de la géographie et de l’histoire du territoire.
Elle se promène dans le temps et dans l’espace en prenant tant de liberté qu’elle en devient parfois méconnaissable. Elle raconte la vie, ses dangers et ses plaisirs. Elle éduque, elle explique, elle protège et fait sourire parfois. Elle circule de bouche à oreille et nous maintient dans les filets de l’humanité tout entière. Elle fait de nous des êtres éduqués, aptes à vivre en société. Enfin pas tous.
Sur le Larzac, on vous racontera que la création du monde est le fait de géants et de fées. Que ce sont eux qui, en une nuit, ont construit ces châteaux et ces dolmens, creuser les portes de l’enfer. On vous dira aussi qu’il faut éviter de croiser la Dame Blanche. L’avez-vous croisée une nuit sur la route de La Pezade ? C’est pour cela que vous avez ce regard étrange parfois, le regard perdu de ceux qui ont vu ce que d’autres ont cru voir. On vous expliquera que le Drac est un être mi-ange, mi-démon qui vit au fond des avens, des grottes et des puits et qu’il attrape les enfants qui s’y penchent pour les dévorer. Ou pire encore.
Petite, j’ai rencontré le Drac, il m’a dit : « Ce village de La Couvertoirade, je peux le rétrécir tout entier et le faire tournoyer dans ton corps. Tu ne l’oublieras jamais ». Depuis, je suis clouée ici.
C’est un pays qui est fait pour être arpenté la nuit. Le bruit du vent dans les arbres, le déplacement furtif d’une fouine, le craquement d’une brindille, chaque son est un hommage aux astres morts il y a bien longtemps, mais qui conservent encore assez d’énergie pour venir caresser les pierres.
Venez avec moi, nous ne craignons rien. Le loup ne traine plus guère par ici. Il a si peur de nous à présent. Oh, il y aura bien quelques feux follets, quelques chevelures de fées qui nous frôleront, le baiser d’une chauve-souris juste derrière l’oreille, le hurlement soudain d’un rapace nocturne qui nous fera sauter le cœur hors de la poitrine, mais rien de mortel, franchement. Sauf bien sûr, si nous croisons la route de Jean Grin, le dévoreur d’enfant, sorti tout droit du ravin de Malbouche ou un sorcier venu de Trèves ayant pactisé avec le diable.
Alors il nous faudra courir très vite, à perdre haleine, courir sans jamais nous retourner, courir en sentant le sang battre sur nos tempes trempées de sueur, courir jusqu’aux remparts et s’y retrouver à l’abri, loin de ces êtres de la nuit, ces êtres du néant. Demain, quand lumière apparaitra, il nous sera alors facile de reconnaître le rocher pointu que nous avons pris pour un ours et le petit taillis de buis qui rugissait dans le vent. Et nous rirons de bon cœur en oubliant que l’esprit des lieux revient chaque nuit, que l’on y croit ou pas. Il revient. Croyez-moi. Il revient.